Cependant, avant de considérer Bonstetten sous sa forme dernière et définitive (si tant est qu’il y ait jamais eu rien de définitif en lui), nous avons à le mener, à l’accompagner rapidement à travers ses âges intermédiaires. […] Bonstetten, dans son court séjour à Paris en 1770, est prêché, chapitré, tourmenté, mis presque à la question sur l’histoire de la Suisse par Thomas, Mably, tous ces sublimes ennuyeux dont il s’est plaint. — Oui, ennuyeux tant que vous voudrez ; ils parlaient de ce qu’ils ne savaient pas bien, ils entreprenaient un jeune homme qui y était peu propre, ils allaient comme sont allés si souvent nos théoriciens prêcheurs, tout droit devant eux et à tort et à travers ; mais l’idée pourtant, l’idée française d’une histoire suisse à faire, — du besoin qu’on avait d’une histoire suisse, — restait attachée à l’imagination et enfoncée dans l’esprit de Bonstetten ; il emportait sans y songer l’aiguillon ; et lorsque trois ans après, il rencontre Jean de Muller au seuil de sa magnanime entreprise, mais encore incertain sur la forme, sur l’étendue, sur la plénitude du dessein, Bonstetten se souvient à l’instant et se sert de l’aiguillon qu’il a reçu, et, devenu prêcheur à son tour, il pousse, excite et soutient son ami dans la grande carrière.
Conçoit-on un éditeur, au contraire, qui intervient à tout propos à travers son auteur, parle en son propre nom durant des pages, exprime son opinion sur les événements et sur les personnes, prétend dicter à chacun le ton et donner la note sur ce qu’on peut juger aussi bien que lui ; qui déclare que la France, après s’être incarnéedans Napoléon, s’incarna une seconde fois dans Béranger, et que, depuis 1815 jusqu’en 1857, « la poésie de Béranger est Vessieu sur lequel tourne notre histoire : il a mû quarante ans nos destinées ! […] Pour tout concilier, il revient à un ancien projet qui était d’aller tout droit devant lui, à travers champs, jusqu’à extinction de force vitale.
Ce qui s’appelle vraiment le peuple ne sert que fort peu à notre développement, et tous les hommes de talent, toutes les bonnes têtes sont parsemées à travers toute l’Allemagne. […] Ce n’est pas qu’il méconnût le prix de ce calme Élysée de Weimar et d’une vie plus recueillie, lui qui disait : « On peut s’instruire en compagnie, on n’est inspiré que dans la solitude. » En nous voyant repasser en France par les mêmes querelles, les mêmes discussions dont on était depuis longtemps délivré en Allemagne, sur les unités et les règles artificielles, et en retrouvant les qualifications de classique et de romantique employées à tort et à travers, il s’impatientait un peu : « Qu’est-ce que nous veut, disait-il aujourd’hui (17 octobre 1828), tout le fatras de ces règles d’une époque vieillie et guindée ?
Il survient, à travers ces infanticides sacrés, un incident ingénieusement ménagé et presque comique : c’est le prêtre eunuque Schahabarim, qui, ne croyant plus à sa déesse, dont l’impuissance lui est attestée par les calamités de Carthage, essaie de se faufiler d’un culte à l’autre et de déserter de Tanit à Moloch. […] Le roman historique suppose nécessairement un ensemble d’informations, de traditions morales, de données de toutes sortes nous arrivant comme par l’air, à travers les générations successives.
Cabarrus courut à La Presse ; il était sept heures et demie du soir, lorsqu’il y arriva à grand-peine à travers les flots du peuple. […] Un murmure prolongé, un hourra immense salua cette sortie ; ils firent vingt pas à travers cette foule qui s’entrouvrait pour leur laisser passage.
Ambitieux et négligent à la fois, il a voulu y ajouter des cordes en tous sens ; au lieu d’une lyre, c’est-à-dire un instrument chéri, à soi, qu’on serre sur son cœur, qui palpite avec vous, qu’on élève au-dessus des flots au sein du naufrage, qu’on emporte de l’incendie comme un trésor, il a fait une espèce de machine-monstre qui n’est plus à lui, un corridor sans fin tendu de cordes disparates, à travers lequel passant, courant nonchalamment, et avec la baguette, avec le bras, avec le coude autant qu’avec les doigts, il peut tirer tous les sons imaginables, puissants, bronzés, cuivrés, mais sans plus d’harmonie entre eux, sans mélodie surtout. […] Racine, au contraire, c’est-à-dire le poëte d’alors, dérobait chastement tout ce qui était de sa personne et de son domestique, pour n’offrir ses sentiments même et ses larmes qu’à travers des créations idéales et sous des personnages enchantés.
Cicéron est le seul dont l’individualité perce à travers ses écrits : encore combat-il par son système ce que son amour-propre laisse échapper. […] L’histoire de Salluste, les lettres de Brutus28, les ouvrages de Cicéron, rappellent des souvenirs tout-puissants sur la pensée ; vous sentez la force de l’âme à travers la beauté du style ; vous voyez l’homme dans l’écrivain, la nation dans cet homme, et l’univers aux pieds de cette nation.
En attendant, il court en sceptique à travers les annales de tous les peuples, tranche et retranche légèrement, trop vite, avec excès, surtout lorsqu’il s’agit des anciens, parce que son expédition historique n’est qu’un voyage de reconnaissance, mais avec un coup d’œil si juste que, de sa carte sommaire, nous pouvons garder presque tous les contours. […] Poussez plus loin cette idée avec Turgot et Condorcet344, et, à travers des exagérations, vous verrez naître, avant la fin du siècle, notre théorie moderne du progrès, celle qui fonde toutes nos espérances sur l’avancement indéfini des sciences, sur l’accroissement du bien-être que leurs découvertes appliquées apportent incessamment dans la condition humaine, et, sur l’accroissement du bon sens que leurs découvertes vulgarisées déposent lentement dans l’esprit humain.
Après une enfance rêveuse et tendre, le voilà élève de l’École navale, puis en route à travers le monde. […] Tout cela, courses à travers le monde, rêveries interminables et orgies violentes, est également propre à exaspérer la sensibilité et à vider l’âme de toute foi positive.
En un mot, on y retrouve tout le talent des précédentes études, tel qu’on a pu l’entrevoir à travers notre analyse. […] On peut donc aspirer à un progrès, non à un résultat définitif ; et voici les conditions de ce progrès : Il faudrait étudier l’évolution ascendante des émotions à travers le règne animal ; rechercher celles qui apparaissent les premières et coexistent avec les formes les plus inférieures de l’organisation et de l’intelligence.