Celui qui voyage en Normandie aperçoit de longues files de bœufs, couchés paresseusement, les yeux grands ouverts, regardant le frais paysage aux lignes noyées que parfois un peintre est précisément en train de reproduire : une même image se reflète ainsi à la fois dans les yeux de l’homme et des animaux ; la différence, c’est que dans le cerveau des uns cette image glissera sans laisser de traces et mourra à peine née ; dans le cerveau de l’autre, elle pourra susciter des vibrations sans nombre, elle s’achèvera en des sentiments, en des pensées de toute sorte, qui finiront par se fondre avec elle, par modifier l’image même : c’est cette image ainsi modifiée, où a passé quelque chose d’humain, que le peintre ou le poète doit saisir, fixer sur la toile ou dans des vers. […] Sully-Prudhomme, c’est d’être tombés parfois dans ce genre, d’où nous étions sortis depuis Delille ; c’est d’avoir cru qu’on pouvait faire un cours plus ou moins régulier de philosophie et même de physique en sonnets, comme on avait voulu mettre jadis l’histoire en rondeaux ; c’est d’avoir décrit l’échelle où se mesure L’audace du voyage au déclin du mercure (le baromètre), c’est d’avoir parlé des « beaux yeux de la vérité » dont le savant suit l’« amorce », — des « fougueux rouleaux de fer » (les roues d’un train), — de « cette étrange nef pendue à sa voilure » (un ballon), etc.