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405. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Toutes les attaques des philosophes contre la noblesse et l’inégalité des rangs avaient été devancées par les attaques aussi vives de Boileau et de Molière. […] Jamais homme d’un génie égal au leur, mais ému par les profondes secousses de notre France, de notre Europe, n’aurait pu avoir la patience de peindre pour peindre, sans beaucoup de lyrisme au fond du cœur, comme Scott, avec une froide et étonnante impartialité ; ou, comme Cooper, avec une mélancolie assez vague, une pensée sociale incertaine et douteuse, et seulement le sentiment vif et profond de la nature extérieure : un tel homme n’aurait pu s’intéresser, comme eux, à ces mille petites nuances qui les intéressent ; et, tourmenté par les rudes problèmes qui occupent l’Humanité de notre âge, il lui eût été impossible de relever curieusement les moindres accidents de jour, de lumière, de paysages, de costumes. […] Qu’on voie dans cette poésie chrétienne le bruit qui accompagne la chute de tout ce qui s’écroule, le dernier soupir d’un mourant, les vives clartés que jette une lumière qui s’éteint, ou, si l’on veut, le dernier chant du cygne, je le conçois : mais y voir la vie, c’est-à-dire à la fois la vie du Christianisme et la vie du poète, une foi véritable, une communion de l’un avec l’autre, comme le doux repos de l’enfant dans les bras et sous les baisers de sa mère, ou comme la conversation d’un ami avec son ami, voilà ce que je ne puis admettre. […] L’un, dans sa terreur de Dieu la plus vive, ou dans sa contemplation la plus calme, n’attache pas son regard sur cette Humanité qu’il méprise. […]  » Oui, grand poète, tu sais dire la superstition de l’Arabe, qui croit voir, à travers la vapeur de sable que soulève le simoun, l’ombre de Buonaberdi debout sur le sommet d’une pyramide, ou l’illusion du matelot qui voit planer cette ombre, entourée de nuages, sur le pic de Sainte-Hélène ; tu sais chanter la fée et la péri se disputant une jeune âme au milieu du ciel, entre l’orient et l’occident, entre le merveilleux de la matière et le merveilleux de l’esprit, entre le paradis des houris et le paradis mystique des Chrétiens ; et quand les djinns funèbres passent en sifflant dans les airs, ton vers, comme une onde sonore, associe tous les degrés du sentiment, depuis le calme le plus profond jusqu’à la terreur la plus vive, à tous les degrés du son, depuis le souffle le plus léger jusqu’à la plus horrible tempête, par une admirable combinaison d’harmonie que l’art n’avait pas su encore atteindre.

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