Ce goût philologique qu’il avait développé et aiguisé dans la lecture des anciens, Leopardi le portait aussi dans l’étude et l’usage de sa propre langue ; il revenait à Dante et aux vrais maîtres d’avant la Crusca. […] J’avais espéré que ces chères études soutiendraient un jour ma vieillesse, et je croyais, après la perte de tous les autres plaisirs, de tous les autres biens de l’enfance et de la jeunesse, en avoir acquis un du moins qu’aucune force, qu’aucun malheur ne me pourrait enlever ; mais j’avais vingt ans à peine quand, par suite de cette maladie de nerfs et de viscères qui me prive de l’usage de la vie et ne me donne même pas l’espérance de la mort, ce cher et unique bien de l’étude fut réduit pour moi à moins de moitié ; depuis lors, et deux ans avant l’âge de trente ans, il m’a été enlevé tout entier, et sans doute pour toujours. […] Je ne sais plus me plaindre, mes chers amis ; la conscience que j’ai de la grandeur de mon infortune ne comporte pas l’usage des paroles. […] Leopardi, gagné à une entière estime et amitié, confia, en octobre 1830, tous ses manuscrits philologiques à M. de Sinner, qui ne cessa depuis lors d’en faire le plus libéral usage, les extrayant, les communiquant aux savants d’Allemagne qu’il savait occupés des mêmes matières, et pourvoyant en toute occasion à la gloire de son ami156. […] Un jour qu’après tous ces usages à peu près épuisés, M. de Sinner avait exprimé la pensée de renvoyer le dépôt confié, Leopardi lui répondait : « Les fleuves retourneront à leurs sources avant que je retrouve la vigueur nécessaire pour les études philologiques, et, quand ce miracle arriverait, mes paperasses, en revenant de vos mains aux miennes, ne feraient que perdre… Prima i fiumi torneranno alle fonti, » etc.