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153. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre IV. Construction de la société future »

Nul ne peut aliéner ni perdre cette part de souveraineté ; elle est inséparable de sa personne, et, quand il en délègue l’usage, il en garde la propriété  Liberté, égalité, souveraineté du peuple, ce sont là les premiers articles du contrat social. […] L’emplacement où nous le bâtissons doit être considéré comme vide ; si nous y laissons subsister une partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage ; tout le sol humain est à lui  D’autre part, il n’est pas, selon la doctrine américaine, une compagnie d’assurance mutuelle, une société semblable aux autres, bornée dans son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et par laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs biens et de leurs personnes, se cotisent afin d’entretenir une armée, une maréchaussée, des tribunaux, des grandes routes, des écoles, bref les plus gros instruments de sûreté et d’utilité publiques, mais réservent le demeurant des services locaux et généraux, spirituels et matériels, à l’initiative privée et aux associations spontanées qui se formeront au fur et à mesure des occasions et des besoins. […] Cela posé, suivons les conséquences. — En premier lieu, je ne suis propriétaire de mon bien que par tolérance et de seconde main ; car, par le contrat social, je l’ai aliéné442, « il fait maintenant partie du bien public » ; si en ce moment j’en conserve l’usage, c’est par une concession de l’État qui m’en fait le « dépositaire ». — Et ne dites pas que cette grâce soit une restitution. « Loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la société les en dépouille, elle ne fait que changer l’usurpation en véritable droit, la jouissance en propriété. » Avant le contrat social, j’étais possesseur, non de droit, mais de fait, et même injustement si ma part était large ; car « tout homme a naturellement droit à tout ce qui lui est nécessaire » ; et je volais les autres hommes de tout ce que je possédais au-delà de ma subsistance. […] D’où il suit qu’il peut mettre des conditions à son cadeau, limiter à son gré l’usage que j’en ferai, restreindre et régler ma faculté de donner, de tester. « Par nature443, le droit de propriété ne s’étend pas au-delà de la vie du propriétaire ; à l’instant qu’un homme est mort, son bien ne lui appartient plus. […] Au nom de la raison que l’État seul représente et interprète, on entreprendra de défaire et de refaire, conformément à la raison et à la seule raison, tous les usages, les fêtes, les cérémonies, les costumes, l’ère, le calendrier, les poids, les mesures, les noms des saisons, des mois, des semaines, des jours, des lieux et des monuments, les noms de famille et de baptême, les titres de politesse, le ton des discours, la manière de saluer, de s’aborder, de parler et d’écrire, de telle façon que le Français, comme jadis le puritain ou le quaker, refondu jusque dans sa substance intime, manifeste par les moindres détails de son action et de ses dehors la domination du tout-puissant principe qui le renouvelle et de la logique inflexible qui le régit.

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