L’amitié n’est point une passion, car elle ne vous ôte pas l’empire de vous-même ; elle n’est pas une ressource qu’on trouve en soi, puisqu’elle soumet au hasard de la destinée et du caractère des objets de son choix : enfin, elle inspire le besoin du retour et sous ce rapport d’exigence, elle fait ressentir beaucoup des peines de l’amour, sans promettre des plaisirs aussi vifs. […] Deux hommes, distingués par leurs talents, et appelés à une carrière illustre, veulent se communiquer leurs desseins, ils souhaitent de s’éclairer ensemble ; s’ils trouvent du charme dans ces conversations où l’esprit goûte aussi les plaisirs de l’intimité, où la pensée se montre à l’instant même de sa naissance, quel abandon d’amour-propre il faut supposer pour croire qu’en se confiant, on ne se mesure jamais ! […] Il faudrait donc ou une absence totale de sentiments vifs qui, en détruisant la rivalité, amortirait aussi toute espèce d’intérêt, ou une vraie supériorité, pour effacer la trace des obstacles généraux qui séparent les femmes entre elles ; il faut trouver autant d’agréments qu’on peut s’en croire, et plus de qualités positives, pour qu’il y ait du repos dans elle, et du dévouement en soi ; alors le premier bien, sans doute, est l’amitié d’une femme. […] Enfin, deux amis d’un sexe différent, qui n’ont aucun intérêt commun, aucun sentiment absolument pareil, semblent devoir se rapprocher par cette opposition même ; mais si l’amour les captive, je ne sais quel sentiment, mêlé d’amour propre et d’égoïsme, fait trouver à un homme ou à une femme liés par l’amitié, peu de plaisir à s’entendre parler de la passion qui les occupe ; ces sortes de liens ou ne se maintiennent pas, ou cessent, alors qu’on n’aime plus l’objet dont on s’entretenait, on s’aperçoit tout à coup que lui seul vous réunissait. […] Celui qui consacre sa vie au bonheur de ses amis et de sa famille ; celui qui prévenant tous les sacrifices, ignore à jamais où se serait arrêté l’amitié qu’il inspire ; celui qui n’existant que dans les autres, ne peut plus mesurer ce qu’ils feraient pour lui ; celui qui trouve, dans les jouissances qu’il donne, le prix des sentiments qu’il éprouve ; celui dont l’âme est si agissante pour la félicité des objets de sa tendresse, qu’il ne lui reste aucun de ces moments de vague, où la rêverie enfante l’inquiétude et le reproche, celui-là peut, sans crainte, s’exposer à l’amitié.