« Deux jeunes hommes, deux de ses disciples, l’écoutaient avec moi. » — Je vous assure, monsieur le journaliste, que vous vous trompez ; il n’y a point, sur la place, une philosophie qui soit proprement la philosophie de M. […] Car c’est un avantage capital de Taine, et que nul de ses ennemis ne songerait à lui contester, qu’il est net ; il ne masque point ses ambitions ; il ne dissimule point ses prétentions ; brutal et dur, souvent grossier, et mesurant les grandeurs les plus subtiles par des unités qui ne sont point du même ordre, il a au moins les vertus de ses vices, les avantages de ses défauts, les bonnes qualités de ses mauvaises ; et quand il se trompe, il se trompe nettement, comme un honnête homme, sans fourberie, sans fausseté, sans fluidité ; lui-même il permet de mesurer ce que nous nommons ses erreurs, et par ses erreurs les erreurs du monde moderne ; et dans les erreurs qui, étant les erreurs de tout le monde moderne, lui sont communes avec Renan, il nous permet des mesures nettes que Renan ne nous permettait pas ; nous lui devons la formule et le plus éclatant exemple du circuit antérieur ; je ne puis m’empêcher de considérer le circuit antérieur, le voyage du La Fontaine, comme un magnifique exemple, comme un magnifique symbole de toute la méthode historique moderne, un symbole au seul sens que nous puissions donner à ce mot, c’est-à-dire une partie de la réalité, homogène et homothétique à un ensemble de réalité, et représentant soudain, par un agrandissement d’art et de réalité, tout cet immense ensemble de réalité ; je ne puis m’empêcher de considérer ce magnifique circuit du La Fontaine comme un grand exemple, comme un éminent cas particulier, comme un grand symbole honnête, si magnifiquement et si honnêtement composé que si quelqu’un d’autre que Taine avait voulu le faire exprès, pour la commodité de la critique et pour l’émerveillement des historiens, il n’y eût certes pas à beaucoup près aussi bien réussi ; je tiens ce tour de France pour un symbole unique ; oui c’est bien là le voyage antérieur que nous faisons tous, avant toute étude, avant tout travail, nous tous les héritiers, les tenants, la monnaie de la pensée moderne ; tous nous le faisons toujours, ce tour de France-là ; et combien de vies perdues à faire le tour des bibliothèques ; et pareillement nous devons à Taine, en ce même La Fontaine, un exemple éminent de multipartition effectuée à l’intérieur du sujet même ; et nous allons lui devoir un exemple éminent d’accomplissement final ; car ces théories qui empoignent si brutalement les ailes froissées du pauvre génie reviennent, elles aussi, elles enfin, à supposer un épuisement du détail indéfini, infini ; elles reviennent exactement à saisir, ou à la prétention de saisir, dans toute l’indéfinité, dans toute l’infinité de leur détail, toutes les opérations du génie même ; chacune de ces théories, d’apparence doctes, modestes et scolaires, en réalité recouvre une anticipation métaphysique, une usurpation théologique ; la plus humble de ces théories suppose, humble d’apparence, que l’auteur a pénétré le secret du génie, qu’il sait comment ça se fabrique, lui-même qu’il en fabriquerait, qu’il a pénétré le secret de la nature et de l’homme, c’est-à-dire, en définitive, qu’avant épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail antérieur, toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail intérieur, en outre il a épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail de la création même ; la plus humble de ces théories n’est rien si elle n’est pas, en prétention, la saisie, par l’historien, par l’auteur, en pleine vie, en pleine élaboration, du génie vivant ; et pour saisir le génie, la saisie de tout un peuple, de toute une race, de tout un pays, de tout un monde. […] Mais, si on l’ouvre pour examiner l’arrangement intérieur de ses organes, on y trouve un ordre aussi compliqué que dans les vastes chênes qui la couvrent de leur ombre ; on la décompose plus aisément ; on la met mieux en expérience ; et l’on peut découvrir en elle les lois générales, selon lesquelles toute plante végète et se soutient. » Je me garderai de mettre un commentaire de détail à ce texte ; il faudrait écrire un volume ; il faudrait mettre, à chacun des mots, plusieurs pages de commentaires, tant le texte est plein et fort ; et encore on serait à cent lieues d’en avoir épuisé la force et la plénitude ; et je ne peux pas tomber moi-même dans une infinité du détail ; d’ailleurs nous retrouverons tous ces textes, et souvent ; c’était l’honneur et la grandeur de ces textes pleins et graves qu’ils débordaient, qu’ils inondaient le commentaire ; c’est l’honneur et la force de ces textes braves et pleins qu’ils bravent le commentaire ; et si nul commentaire n’épuise un texte de Renan, nul commentaire aussi n’assied un texte de Taine ; aujourd’hui, et de cette conclusion, je ne veux indiquer, et en bref, que le sens et la portée, pour l’ensemble et sans entrer dans aucun détail ; à peine ai-je besoin de dire que ce sens, dans Taine, est beaucoup plus grave, étant beaucoup plus net, que n’étaient les anticipations de Renan ; ne nous laissons pas tromper à la modestie professorale ; ne nous laissons d’ailleurs pas soulever à toutes les indignations qui nous montent ; je sais qu’il n’v a pas un mot dans tout ce Taine qui aujourd’hui ne nous soulève d’indignation ; attribuer, limiter Racine au seul dix-septième siècle, enfermer Racine dans le siècle de Louis XIV, quand aujourd’hui, ayant pris toute la reculée nécessaire, nous savons qu’il estime des colonnes de l’humanité éternelle, quelle inintelligence et quelle hérésie, quelle grossièreté, quelle présomption, au fond quelle ignorance ; mais ni naïveté, ni indignation ; il ne s’agit point ici de savoir ce que vaut Taine ; il ne s’agit point ici de son inintelligence et de son hérésie, de sa grossièreté, de son ignorance ; il s’agit de sa présomption ; il s’agit de savoir ce qu’il veut, ce qu’il pense avoir fait, enfin ce que nous voyons qu’il a fait, peut-être sans y penser ; il s’agit de savoir, ou de chercher, quel est, au fond, le sens et la portée de sa méthode, le sens et la portée des résultats qu’il prétend avoir obtenus ; ce qui ressort de tout le livre de Taine, et particulièrement de sa conclusion, c’est cette idée singulière, singulièrement avantageuse, que l’historien, j’entends l’historien moderne, possède le secret du génie. […] Ainsi les propositions de Taine ont l’air moins audacieuses que les propositions de Renan, parce qu’elles ne parlent point toujours de Dieu, parce qu’elles ne revêtent point un langage métaphysique et religieux, parce qu’il était malhabile, maladroit dans les conversations religieuses, grossier, inhabile à parler Dieu ; mais elles sont d’autant moins nuancées, d’autant moins modestes au contraire ; et en réalité elles impliquent une immédiate saisie de l’homme historien, moderne, sur la totalité de la création ; c’est parce que les propositions de Renan revêtent un langage surhumain qu’elles sont modestes, sincères, qu’elles ne nous trompent pas sur ce qu’elles contiennent ou veulent révéler de surhumanité ; et c’est parce que les propositions de Taine revêtent un simple langage professoral, modeste, qu’à son insu elles nous trompent et que, nous donnant le dernier mot de la pensée moderne en tout ce qui tient à l’histoire, elles nous dissimulent tout ce qu’elles contiennent et admettent de surhumanité.