C’est au moins très curieux, et comme c’est moitié tour de force, moitié conviction, ou, si l’on veut et c’est mon avis, trois quarts conviction, quart gageure et tout d’artiste, c’est à la fois très sain et un peu pervers ; et donc c’est à la fois un ambigu plein de ragoût et un très bon aliment de l’esprit. […] Dans l’Ion, Platon considère le poète, comme un être tout passif, qui est inspiré par les dieux, qui subit leur inspiration sans avoir rien de spontané et de personnel, comme un être aimanté par les dieux, qui aimante à son tour le rapsode, lequel aimante la foule ; métaphores à part, comme une espèce de fou assez divertissant, qu’il convient même de respecter, car il est léger, ailé, sacré, et il y a quelque chose des daimones dans son affaire ; mais à qui il ne faut attribuer aucune importance dans la cité et qu’il faut prendre, tout compte fait, pour un enfant aimable, gracieux et insignifiant. […] Il fait par exemple une armure, un char, un lit qui ne sont que les imitations imparfaites des idées divines de ces objets ; et ce sont ces imitations imparfaites que le poète à son tour imite, dont il donne, par ses descriptions, comme une espèce de reflet incomplet et plus imparfait. […] Vous me criez que cela est un sophisme, un tour d’esprit, oratoire lui-même, et sous lequel il ne faut voir que cette idée que tous les arts et du reste tout ce que fait l’homme, doivent tendre à la morale comme à leur dernière fin. […] Quand il sera en état de dire par quels discours on peut porter la persuasion dans les âmes les plus diverses ; quand, mis en présence d’un individu, il saura lire dans son cœur et pourra se dire à lui-même : voici l’homme, voici le caractère que mes maîtres m’ont dépeint ; il est devant moi, et, pour lui persuader telle ou telle chose, c’est ainsi que je dois lui parler ; quand il possédera toutes ces connaissances ; quand il saura distinguer les occasions où il faut parler et où il faut se taire ; quand il saura employer ou éviter à propos le style concis, les plaintes touchantes, les amplifications magnifiques et tous les tours que l’école lui aura appris, alors seulement il possédera complètement l’art de la parole ».