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1522. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIIe entretien. I. — Une page de mémoires. Comment je suis devenu poète » pp. 365-444

Si j’avais concentré toutes les forces de ma sensibilité, de mon imagination, de ma raison, dans la seule faculté poétique ; si j’avais conçu lentement, écrit paisiblement, retouché sévèrement mon épopée sur un de ces grands et éternels sujets qui touchent à la fois à la terre et au ciel ; si j’avais semé à travers les dogmes et les hymnes de la philosophie religieuse ces épisodes d’héroïsme, de martyres et d’amour qui font couler autant de larmes que de vers dans les épopées du Tasse, de Camoëns ou du Dante ; si j’avais encadré mes drames épiques dans ces grandioses descriptions du ciel astronomique ou dans ces descriptions de la nature pastorale et maritime, de la terre et de la mer ; si j’avais emprunté les pinceaux et les couleurs tour à tour des grands poètes épiques de l’Inde, d’Homère, de Virgile, de Théocrite, et si j’avais répandu à grandes effusions toute la tendresse et toute la mélancolie de l’âme moderne d’Ossian, de Byron ou de Chateaubriand, dans ces sujets ; je me flatte, sans doute, mais je crois, de bonne foi, que j’aurais pu accomplir quelque œuvre, non égale, mais parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures. […] La petite ville de Belley, à l’extrémité de la Bresse qui touche à la Savoie, a déjà la physionomie alpestre et recueillie des profondes et noires vallées qui s’engouffrent, vers Chambéry, dans la Maurienne. […] ajoutent-ils. — Parce que c’est trop beau, répondis-je, parce que la nature y disparaît trop sous l’artifice, parce que cela enivre au lieu de toucher, et s’il faut tout vous dire en un mot, ajoutai-je, parce que les larmes que nous venons de verser en lisant ces pages sont des larmes de nos nerfs et non pas des larmes de nos cœurs.

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