/ 2296
347. (1772) Éloge de Racine pp. -

Les ames douces et tendres (et c’est le plus grand nombre, car la faiblesse est l’attribut le plus général de l’humanité) préféreront les peintures de l’amour. […] Racine avait déployé dans celle-ci tout ce que la passion a de plus violent, de plus funeste, de plus terrible : il développe dans l’autre tout ce que cette même passion a de plus tendre, de plus délicat, de plus pénétrant. […] Pour en voir tous les effets, c’est au théâtre qu’il faut se transporter ; c’est là qu’il faut voir les tendres pleurs d’Iphigénie, les larmes jalouses d’éryphile, et les combats d’Agamemnon ; c’est là qu’il faut entendre les cris si douloureux et si déchirans des entrailles maternelles de Clytemnestre ; c’est là qu’il faut contempler d’un côté le roi des rois ; de l’autre Achille, ces deux grandeurs en présence, prêtes à se heurter, le fer prêt à étinceler dans les mains du guerrier, et la majesté royale sur le front du souverain : et quand vous aurez vu la foule immobile et en silence, attentive à ce grand spectacle, suspendue à tous les ressorts que l’art fait mouvoir sur la scène ; quand vous aurez entendu de ce silence universel sortir tout à coup les sanglots de l’attendrissement, ou les cris de la terreur ; alors, si vous vous méfiez des surprises faites à vos sens et à votre ame par le prestige de l’optique théâtrale, revenez à vous-même dans la solitude du cabinet ; interrogez votre raison et votre goût, demandez-leur s’ils peuvent appeler des impressions que vous avez éprouvées, si la réflexion condamne ce qui a ému votre imagination, si retournant au même spectacle vous y porteriez des objections et des scrupules ; et vous verrez que tout ce que vous avez senti n’était pas de ces illusions passagères qu’un talent médiocre peut produire avec une situation heureuse et la pantomime des acteurs, mais un effet nécessaire et infaillible, fondé sur une étude réfléchie de la nature et du coeur humain ; effet qui doit être à jamais le même, et qui loin de s’affaiblir augmentera dans vous à mesure que vous le considérerez de plus près. […] Alors, sans doute, elle peut se retourner vers le repos qui lui tend les bras : elle peut se laisser séduire par le bonheur qu’il promet… ne t’y livre pas, ô grand homme ! […] L’ame de Racine était douce et tendre comme ses écrits, ouverte et noble comme sa physionomie.

/ 2296