On convient généralement de la supériorité de notre jeune école philosophique et historique ; notre siècle est déjà si bon juge en fait de prose, que personne ne songe à nier l’immense talent de M. l’abbé de la Mennais, quoique ses systèmes soient combattus de toutes parts. […] Nous examinerons plus loin si cet avantage n’a pas été payé depuis trop chèrement, en nous privant d’un grand nombre de ressorts dramatiques ; toujours est-il vrai, que si les pères de la tragédie française n’ont pas créé beaucoup de personnages, ni de fables, on ne peut leur refuser une création immense, celle d’un système entier dont les formes majestueuses ne se sont pas altérées pendant deux cents ans. […] Mais, nous dira-t-on, Phèdre, Iphigénie, Œdipe, etc. etc., n’étaient que des imitations des anciens, habilement appropriées à notre système et à nos mœurs dramatiques, et vous voulez imposer au public la représentation de traductions fidèles de Shakespeare. — Sans doute ; et en voici les raisons : la disposition des cirques antiques, l’intervention du chœur, les grandes robes et les masques des acteurs, les rôles de femmes joués par des hommes, enfin l’extrême simplicité de l’action et l’ordre tout païen des idées et des sentiments, eussent formé de trop choquantes disparates avec nos habitudes sociales et notre civilisation chrétienne, pour que la tragédie grecque pût être posée toute droite sur notre théâtre, comme une statue qui change de piédestal. […] Lorsque la grande épreuve de Shakespeare aura été faite, lorsque notre public connaîtra la plus belle poésie dramatique des temps modernes, comme il a appris celle des temps antiques dans les chefs-d’œuvre de notre scène, alors, toutes les questions étant éclairées, tous les trésors mis à découvert, tous les systèmes comparés et appréciés, un homme de génie viendra peut-être, qui combinera tous ces éléments, leur donnera une forme nouvelle, et plus heureux que nos grands maîtres des grands siècles, en fera jaillir la véritable tragédie française, un drame national, fondé sur notre histoire et sur nos mœurs, sans copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Racine, pas plus Schiller que Corneille, comme le dit M. […] Des vers ne sont point durs pour n’être pas composés dans le système harmonique de Racine.