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461. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Alfred de Vigny. »

Ainsi M. de Vigny lui-même, cette noble nature qui n’eut d’autre visée que de rester une et fidèle à son premier mot une fois proféré, — ainsi, pareil en cela à plus d’un, il vit se voiler en lui ses religions, s’éclipser et s’éteindre ses soleils, et il fut réduit comme un autre à dire non et jamais, après avoir dit oui et toujours. […] Je rappelle, pour ceux qui le savent moins, ce que, tous, nous savions par cœur autrefois : Ainsi dans les forêts de la Louisiane, Bercé sous les bambous et la longue liane, Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri, Sort de son nid de fleurs l’éclatant colibri ; Une verte émeraude a couronné sa tête, Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête, La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur ; Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur… Il promène en des lieux voisins de la lumière Ses plumes de corail qui craignent la poussière ; Sous son abri sauvage étonnant le ramier, Le hardi voyageur visite le palmier. […] C’est éblouissant de ton, de touche, et d’une magnificence élégante que la poésie française n’avait point connue jusqu’alors. — Et au chant II, cette autre comparaison d’Éloa, se mirant dans le Chaos, avec la fille des montagnes se mirant dans un puits naturel et profond où l’eau pure amassée réfléchit les étoiles : elle s’y voit, comme dans un ciel, le front entouré d’un brillant diadème. — Et dans le même chant, cette comparaison encore (car les comparaisons ici se succèdent et ne tarissent pas) de la jeune Écossaise, vaguement apparue au chasseur dans la nuée, au sein de l’arc-en-ciel, avec la belle forme vaporeuse de l’ange ténébreux aperçu de loin d’abord par Éloa ; — et au chant III, cette dernière image enfin, cette description si large et si fière de l’aigle blessé qui tente un moment de surmonter sa douleur, et qui ressemble plus ou moins au même archange infernal avec sa plaie immortelle : Sur la neige des monts, couronne des hameaux, L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies, Dont le vol menaçait ses blanches bergeries, Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir le sang, Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend, Regarde son soleil, d’un bec ouvert l’aspire, Croit reprendre la vie au flamboyant empire ; Dans un fluide d’or il nage puissamment. Et parmi les rayons se balance un moment : Mais l’homme l’a frappé d’une atteinte trop sûre ; Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure ; Son aile se dépouille, et son royal manteau Vole comme un duvet qu’arrache le couteau ; Dépossédé des airs, son poids le précipite ; Dans la neige du mont il s’enfonce et palpite, Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil Fermé cet œil puissant respecté du soleil. […] Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s’avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée, soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés, comme des oiseaux de passage ?

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