Les lumières proprement dites, dans l’idée desquelles entre la pensée du bien public, de l’amélioration de l’homme en société, d’une constitution plus juste, d’une manière de penser plus saine et plus naturelle, ne vinrent que peu à peu, et d’abord à l’état de vœu, de rêve et un peu de chimère. […] Sans doute, il eût été très profitable au xviiie siècle d’être averti utilement à son début, d’avoir sous la Régence sa petite Fronde pour se rappeler les dangers toujours latents et se rendre compte de tout ce que contient de putride et d’inflammable le fond d’une vieille société. […] Sieyès, cette tête profonde qui avait conçu avant 89 la reconstitution totale de la société et, qui plus est, de l’entendement humain, cet esprit supérieur a pu tomber dans le découragement et dans l’apathie quand il a vu la refonte sociale dont il avait médité et dessiné le plan échopper à son empreinte ; l’artiste en lui, l’architecte boudait encore plus que le philosophe ; il était injuste envers lui-même et envers son œuvre qui se poursuivait sous les formes les moins prévues, mais qui se poursuivait, c’est l’essentiel : qu’on relise sa célèbre brochure, et qu’on se demande s’il n’a pas gagné la partie et si le Tiers-État n’est pas tout. Non ; si inférieurs aux Retz et aux La Rochefoucauld pour l’ampleur et la qualité de la langue et pour le talent de graver ou de peindre, ils connaissaient la nature humaine et sociale aussi bien qu’eux, et infiniment mieux que la plupart des contemporains de Bossuet, ces moralistes ordinaires du xviiie siècle, ce Duclos au coup d’œil droit, au parler brusque, qui disait en 1750 : « Je ne sais si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer, diriger et hâter les progrès par une éducation bien entendue » ; le même qui portait sur les Français, en particulier ce jugement, vérifié tant de fois : « C’est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le fond du cœur se corrompe, ni que le courage s’altère… » Ils savaient mieux encore que la société des salons, ils connaissaient la matière humaine en gens avisés et déniaisés, et ce Grimm, le moins germain des Allemands, si net, si pratique, si bon esprit, si peu dupe, soit dans le jugement des écrits, soit dans le commerce des hommes ; — et ce Galiani, Napolitain de Paris, si vif, si pénétrant, si pétulant d’audace, et qui parfois saisissait au vol les grandes et lointaines vérités ; — et cette Du Deffand, l’aveugle clairvoyante, cette femme du meilleur esprit et du plus triste cœur, si desséchée, si ennuyée et qui était allée au fond de tout ; — et ce Chamfort qui poussait à la roue après 89 et qui ne s’arrêta que devant 93, esprit amer, organisation aigrie, ulcérée, mais qui a des pensées prises dans le vif et des maximes à l’eau-forte ; — et ce Sénac de Meilhan, aujourd’hui remis en pleine lumière40, simple observateur d’abord des mœurs de son temps, trempant dans les vices et les corruptions mêmes qu’il décrit, mais bientôt averti par les résultats, raffermi par le malheur et par l’exil, s’élevant ou plutôt creusant sous toutes ; les surfaces, et fixant son expérience concentrée, à fines doses, dans des pages ou des formules d’une vérité poignante ou piquante. […] Mais qu’on n’aille pas dire, à cause de cette inévitable imprévoyance mêlée à tant d’espérances légitimes et depuis justifiées, que le xviiie siècle, dans son ensemble comme dans son élite, ne reste pas incomparablement supérieur à la seconde moitié du xviie siècle par les lumières et la connaissance de l’homme vrai, de l’homme moderne en société, de l’homme civil, religieux, politique, tel qu’il sort et se prononce dans les cahiers des États-Généraux, et tel qu’il se retrouve, somme toute, après le naufrage même, au temps du Consulat : ce serait substituer un préjugé littéraire à un fait positif, à une vérité historique incontestable.