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621. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VIII. Du crime. »

Quelle que soit l’horreur qu’inspire un scélérat, il surpasse toujours ses ennemis dans l’idée qu’il se fait de la haine qu’il mérite ; par-delà les actions atroces qu’il commet à nos yeux, il sait encore quelque chose de plus que nous qui l’épouvante, il haït dans les autres l’opinion que, sans se l’avouer, il a de son propre caractère ; et le dernier terme de sa fureur serait de détester en lui-même ce qu’il lui reste de conscience, et de se déchirer s’il vivait seul. […] Cet acte irréparable, cet acte qui seul donne à l’homme un pouvoir sur l’éternité, et lui fait exercer une faculté qui n’est sans bornes que dans l’empire du malheur ; cet acte, quand on a pu, dans la réflexion, le concevoir et l’ordonner, jette l’homme dans un monde nouveau, le sang est traversé ; de ce jour, il sent que le repentir est impossible, comme le mal est ineffaçable ; il ne se croit plus de la même espèce que tout ce qui traite du passé avec l’avenir. […] Je n’ai pas besoin de parler de l’influence d’une telle frénésie sur le bonheur ; le danger de tomber d’un tel état est le malheur même qui menace l’homme abandonné à ses passions, et ce danger seul suffit pour épouvanter de tout ce qui pourrait y conduire. Il n’y a que des nuances à côté de cette couleur, et les poètes anciens ont si bien senti ce que cette situation avait d’épouvantable, que s’aidant, pour la peindre, de tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n’est pas la souffrance seule du remord, mais la douleur même de la passion qu’ils ont exprimée dans leurs tableaux des enfers. […] On se demande pourquoi, dans un état si pénible, les suicides ne sont pas plus fréquents, car la mort est le seul remède à l’irréparable ?

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