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954. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — I. » pp. 455-475

Ici, à ce moment, en Allemagne, c’était Wolff qui remplissait cet office de maître à penser, et qui, à travers les systèmes très contestables et le roman métaphysique dont il était l’interprète, faisait sentir du moins les avantages d’une raison plus libre et d’un bon sens plus dégagé : « C’est le bonheur des hommes quand ils pensent juste, disait Frédéric, et la philosophie de Wolff ne leur est certainement pas de peu d’utilité en cela. » La reconnaissance de Frédéric envers M. de Suhm « qui lui a débrouillé le chaos de Leibniz, éclairci par Wolff », est donc très sincère et très vive ; il a pour lui une de ces amitiés idéales, passionnées, enthousiastes, telles qu’en conçoivent les nobles jeunesses. […] La conversation de M. de Suhm avait un charme particulier qui nous arrive jusque dans ses lettres, quelque chose d’affectif et de pénétrant : Frédéric y était sensible autant qu’esprit peut l’être : « Si désormais vous alliez vous résoudre à ne parler et à n’écrire qu’en chinois, lui disait-il, je serais homme à l’apprendre pour profiter de votre conversation. » Quant à M. de Suhm, il a, dès les premiers instants, deviné et senti la grandeur de Frédéric ; il lui a voué une admiration tendre, ardente, perspicace, qui lui révèle à l’avance la gloire du prochain règne, et qui déborde prophétiquement en toutes ses paroles. […] Cette modestie chez Frédéric est sincère ; on sent qu’il rougit, en effet, d’être si loué, si admiré par son ami ; il se rabat toujours, en lui parlant, à n’être qu’un individu marqué au coin de la plus commune humanité, digne de lui pourtant par le cœur, et capable d’apprécier un ami « qui fait revivre les temps sacrés d’Oreste et de Pylade, du bon Pirithoüs, du tendre Nisus… » À la manière et à l’accent dont tout cela est dit, on ne peut supposer que ce soient des lieux communs. […] Sire, C’est en vain que l’on me berce encore d’espérances ; c’est en vain que l’amour de la vie et les puissants attraits qu’y ajoute encore la riante perspective qui m’était ouverte, cherchent à nourrir l’illusion de mon cœur par l’ardeur de ses désirs ; c’est en vain, en un mot, que je voudrais me le cacher à moi-même : chaque heure, chaque instant me le fait sentir plus profondément, et m’avertit que la fin de ma vie approche. […] On lit à la suite de la correspondance tous ces détails affectueux et même pieux, tristes pourtant en ce qu’on sent qu’à mesure que le temps marche et que le souvenir s’éloigne, le philosophe et le roi, tout en faisant son devoir, n’y mêle plus rien de la flamme première.

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