Laissons M. de Meilhan nous le dire par la bouche d’un de ses personnages : Je me rendis dans une maison voisine où se rassemblait ordinairement l’élite de la société ; mon cœur était navré, mon esprit obscurci des plus sombres nuages, et je croyais trouver tout le monde affecté des mêmes sentiments ; mais écoutez les dialogues interrompus des personnes que j’y trouvai, ou qui arrivèrent successivement : « Avez-vous vu passer le roi ? […] Sur Montesquieu il est d’un avis assez tranché et a l’air paradoxal, et peut-être n’a-t-il que raison : Montesquieu perdra moins qu’un autre dans cette révolution d’idées et de sentiments, parce que les objets dont il a parlé seront éternellement intéressants, et que sa manière de s’exprimer est simple et piquante ; mais, tout en admirant plusieurs parties de L’Esprit des lois, je crois que cet ouvrage lui donnera moins de droits que les Lettres persanes pour se maintenir au premier rang des hommes de génie. […] Ce Saint-Alban père a la passion de l’indépendance ; à peine maître de lui-même, dès sa jeunesse, il s’est affranchi de la gêne des devoirs de la société et s’est livré à un goût raisonné pour le plaisir, avec un petit nombre d’amis ou de complaisants qui formaient une petite secte de philosophes épicuriens dont il était le chef : Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l’amour de l’humanité et de tous les êtres sensibles, formaient la base de leur système ; mon père (c’est son fils qui parle) méprisait les hommes en théorie par-delà ce qu’on peut imaginer, et cédait à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d’indulgence qui embrassait les plus petits insectes. […] Le président de Longueil disait quelquefois en montrant la tête de son jeune élève : « Il y a du monde au logis. » Dans la conversation, M. de Meilhan devait être brillant, imprévu, fertile, plein de coup d’œil, ouvrant à tout moment des perspectives, donnant le sentiment et l’aperçu de grandes choses qu’il ne s’agissait plus que d’exécuter. […] Le souvenir de la liaison de Mme du Deffand et d’Horace Walpole se présente aussitôt à l’esprit, et l’on se demande involontairement : « N’y eut-il rien, chez Mme de Créqui, de ce sentiment possible à tout âge chez une femme, et qui la porte avec un intérêt tendre vers un homme dont quelques qualités la séduisent ?