Si je m’imagine un interlocuteur ou un auditoire, alors aussi ma parole intérieure devient plus intense, plus nette, plus variée d’intonations et plus lente ; elle est pourtant moins lente que dans le cas précédent ; elle prend l’allure exacte de la parole extérieure, c’est-à-dire qu’elle est continue, sauf les intervalles nécessaires à l’audition distincte des mots et ceux qui résultent de la nécessité de reprendre haleine ; ceux-ci, comme les premiers, doivent se retrouver dans la parole intérieure de l’homme d’imagination, car il croit entendre sa propre voix telle qu’elle est quand elle est extérieure et, par suite, soumise à d’impérieuses conditions physiologiques. — Par la même raison, la parole intérieure n’est plus alors ni concise ni personnelle : étant comme un discours adressé à autrui, elle se fait prolixe et, autant que possible, impersonnelle, afin d’être clairement entendue et d’entraîner la conviction. […] Hermogène pressait Socrate de préparer sa défense ; « deux fois déjà, répondit Socrate, je me suis mis à méditer quelque chose à cet effet ; le divin s’y est opposé. — C’est une chose étrange, reprit Hermogène. — Que trouves-tu d’étrange à ce que le dieu lui-même croie meilleur que je meure dès à présent ? […] Qu’elles ne fussent pas très nettes ou du moins très développées, c’est ce qu’indique ce passage du Phèdre : « Je suis un devin, non pas, il est vrai, fort habile ; je ressemble à ceux dont l’écriture n’est lisible que pour eux-mêmes209 » ; et, si la voix eût prononcé en bon grec des phrases entières, elle n’eût pas eu besoin de s’y reprendre à plusieurs fois, comme il semble qu’elle le fit, pour s’opposer à la participation de Socrate aux affaires publiques et à la préparation de son apologie. […] Voici quelques exemples de cette collaboration intime de l’imagination et de la passion : Dans l’Andromaque de Racine, Hermione dit à Pyrrhus : Ton cœur impatient de revoir la Troyenne Ne souffre qu’à regret qu’une autre t’entretienne ; Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux33 ; c’est-à-dire : « tes yeux la cherchent, je le vois ; et ils me montrent l’état de ton âme : tu t’imagines être en présence d’Andromaque et lui parler avec passion. » L’anecdote suivante est historique, bien qu’elle figure dans une nouvelle d’Alfred de Musset ; elle nous apprend comment fut conçu l’un des plus fins chefs-d’œuvre de la poésie française : « X… reprit le chemin de son logis de mauvaise humeur et, comme c’était son habitude, il parlait seul entre ses dents… Il marchait dans la rue de Buci, le visage soucieux, les yeux baissés… Tout à coup il s’écria : Si je vous le disais, pourtant, que je vous aime ?