je vous en garde un pour la bonne bouche, qui sera le parfait et le superfin dans ce genre d’aventures. » Il ne s’apercevait pas en parlant ainsi, que par son gai succès de Don Quichotte il allait rendre son succès sérieux impossible ; il tirait d’avance sur son futur roman, et Persilès et Sigismonde n’avait plus lieu de naître. […] Il suivait presque indifféremment telle ou telle de ses veines ; il ne se rendait nullement compte de la disproportion prodigieuse que mettrait la postérité et que mettaient déjà ses contemporains entre les différentes productions de son esprit. […] Le temps est court, l’agonie s’accroît, l’espérance diminue, et avec tout cela je vis, parce que je veux vivre assez de temps pour baiser les pieds de Votre Excellence, et peut-être que la joie de la revoir en bonne santé, de retour en Espagne, me rendrait la vie. […] On a souvent raconté l’anecdote suivante : on était en 1615 ; une ambassade française venait d’arriver à Madrid ; le cardinal-archevêque de Tolède rendait sa visite à l’ambassadeur ; dans la conversation qui s’engagea entre les gentilshommes français et les gens de la suite du Cardinal, il fut question des livres nouveaux, et le nom de Cervantes fut prononcé. […] » Ce gentilhomme si bel esprit, et qui en parlait si à son aise, raisonnait en cela comme Cervantes lui-même, lequel fait dire à l’un de ses personnages au moment où l’on apprend que Don Quichotte est sur la voie de la guérison : « Ô seigneur, Dieu vous pardonne le tort que vous avez fait au monde entier, en voulant rendre à la raison le fou le plus divertissant qui existe !