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978. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »

Ce voleur de l’auteur d’Othello, qui lui avait pris son magnifique Jaloux pour le mettre en Turc et en faire Orosmane, afin qu’on ne le reconnût pas, ne permettait guère qu’on vantât de son temps celui qu’il avait osé nommer Gilles ; et de la bande de philosophes qui obéissaient à son grelot et tenaient l’opinion de la France esclave, Diderot seul, le débraillé de naturel et de déclamation, avait eu le front d’écrire cette phrase superbe et cynique : « Moi, je ne comparerai Shakespeare ni à l’Apollon du Belvédère, ni au Gladiateur, ni à l’Antinoüs, ni à l’Hercule de Glycon, mais au saint Christophe de Notre-Dame, colosse informe, grossièrement sculpté, mais dans les jambes duquel nous passerions tous sans que notre front touchât à ses parties honteuses. » Mais, comme on le voit, cette phrase ambitieuse et fausse, quoiqu’elle voulût être plus juste que tout ce qu’on disait alors, prouvait que Diderot lui-même ne connaissait pas tout Shakespeare dont le colossal disparaît précisément quand on l’a tout entier sous le regard, dans la perfection de son harmonie. […] Ils ont vu en lui ce qu’on voit dans les nuages du ciel, les flots de la mer et le regard de la femme aimée : c’est-à-dire tout ce qu’on veut y voir. […] Son bâtard Edmond, qui a tous les dons de la nature, qui a même l’amour de son père et de son frère le légitime ; Edmond, qui est beau, spirituel, vaillant, aimé au premier regard de ces deux tigresses, Goneril et Régane ; Edmond, qui a toutes les fortunes, qui commande l’armée, donne des batailles et les gagne, est un Iago bien plus diabolique que le Iago de Venise, le petit enseigne qui se mord d’envie le poing dans un coin… Il n’a qu’un défaut : la bâtardise, mais cela suffit pour lui fausser l’âme, et c’est à la lueur sinistre de l’âme de ce bâtard auquel son père, aveuglé comme Lear, a sacrifié son fils légitime, pur et noble comme sa naissance, que nous voyons se dérouler cette tragédie aveuglée de la Paternité, plus effroyable que celle d’Œdipe, le grand aveugle grec, et où le Roi Lear a pour pendant dans le malheur mérité de sa vie, et pour vis-à-vis, Glocester !

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