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466. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1858 » pp. 225-262

En face du peloton, à l’ombre des arbres, les coudes sur la terre et les mains au menton, de grands voyous hors d’âge, mystérieux comme des sphinx, le regard immobile, voilé et dormant, regardaient la troupe travailler, ainsi que des voleurs étudieraient une porte à crocheter, — semblant vouloir voler la charge en douze temps pour des journées futures. […] Jules Lecomte, cet homme dont nous n’avions entrevu dans l’ombre de son cabinet que le regard froid, métallique, mystérieusement intimidant, ne nous semble plus au grand soleil qu’un bourgeois, qui aurait des remords ou une maladie d’estomac. […] * * * — Tous ces temps-ci, détente complète de l’activité physique et morale ; une somnolence qui irait à des nuits de dix-huit heures ; — dans l’éveil les yeux paresseux à voir, à observer ; — notre regard, sans notre pensée, feuilletant les livres et se traînant de l’un à l’autre ; — un grand effroi de faire moins que rien ; — la tête vide et pourtant lourde ; — le sang comme envahi par la lymphe ; — un lâche ennui ; — le remuement de la cervelle et du corps aussi durs pour nous que pour l’aï, qui passe une journée à se dérouler de son arbre ; — un état de l’âme sur lequel tout passe sans la secouer : les distractions, l’orgie, les grattements de vanité. — C’est la maladie qui vient aux activités retraitées, aux têtes qui restent trop longtemps à se reposer, à nous qui, depuis cinq mois, ne vivons pas dans une œuvre et pour une idée.

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