CCXXXVI Nous passâmes ainsi ensemble ce soir-là, et tous les autres, de longs moments qui ne nous duraient qu’une minute, parlant de ceci, de cela, de ce que faisaient ma tante et mon père sous le châtaignier, de ce que nous y ferions nous-mêmes si jamais nos angoisses venaient à finir, soit par la grâce de monseigneur le duc, soit par la fuite que nous imaginions ensemble dans quelque pays lointain, comme Pise, les Maremmes, Sienne, Radicofani ou les Apennins de Toscane ; il se livrait avec délices à cette idée de fuite lointaine, où je serais tout un monde pour lui, lui tout un monde pour moi ; où nous gagnerions notre vie, lui avec ses bras, moi avec la zampogne, et où, après avoir amassé ainsi un petit pécule, nous bâtirions, sous quelque autre châtaignier, une autre cabane que viendraient habiter avec nous sa vieille mère et mon pauvre père aveugle, sans compter le chien, notre ami Zampogna, que nous nous gardions bien d’oublier ; mais, cependant, tout en ayant l’air de partager ces beaux rêves, pour encourager Hyeronimo à les faire, je me gardais bien de dire toute ma pensée à mon amant, car je savais bien que je ne pourrais assurer son évasion sans me livrer à sa place, à moins de perdre le bargello et sa brave femme, qui avaient été si bons pour moi, et que je ne voulais à aucun prix sacrifier à mon contentement, car les pauvres gens répondaient de leurs prisonniers âme pour âme, et le moins qu’il pouvait leur arriver, si je me sauvais avec Hyeronimo, c’était d’être expulsés, sans pain, de leur emploi qui les faisait vivre, ou de passer pour mes complices et de prendre dans le cachot la place du meurtrier et de leur porte-clefs. […] Voyons, parle au monsieur avec confiance ; c’est ton tour maintenant d’ouvrir ton cœur, maintenant que le jour du bonheur est proche, et de le vider de tout ce qu’il contenait de rêves et de larmes, pour n’y laisser place qu’au bonheur et à la reconnaissance que tu vas goûter pendant le reste de ta vie.