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38. (1889) L’art au point de vue sociologique « Introduction »

Vie intense, en effet, sera celle de l’artiste, car « on ne donne après tout la vie qu’en empruntant à son propre fonds… Produire par le don de sa seule vie personnelle une vie autre et originale, tel est le problème que doit résoudre tout créateur5. » La caractéristique du génie est donc, pour Guyau, « une sorte de vision intérieure des formes possibles de la vie », vision qui fera reculer au rang d’accident la vie réelle. […] Mais, pour compenser ce qu’il y a d’insuffisant dans la représentation du réel, l’art est obligé, dans une juste mesure, d’augmenter l’intensité de cette représentation ; c’est là, en somme, un moyen de la rendre vraisemblable. […] Les hommes passent et leurs vies avec eux, le sentiment demeure… Ce qui fait que quelques-uns d’entre nous donnent parfois si facilement leur vie pour un sentiment élevé, c’est que ce sentiment leur apparaît en eux-mêmes plus réel que tous les autres faits secondaires de leur existence individuelle ; c’est avec raison que devant lui tout disparaît, s’anéantit. […] L’art, figuration du réel, représentation de la vie, n’en deviendra l’expression véritable et n’acquerra toute sa valeur sociale que s’il a pour objet de rendre frappants, en les condensant, les idées ou sentiments qui « animent et dominent toute vie » et « valent seuls en elle ». […] Pour qui sait retrouver ainsi dans le naturel tout l’idéal, le plus grand charme sera précisément de n’en jamais sortir ; les aspirations les plus hautes n’auront de prix que si elles reposent sur cette base humble et profonde, le réel : de là, sans doute, vient à Guyau cet accent d’extrême simplicité avec lequel il exprime des idées et des senti ments d’une constante élévation ; de là lui vient aussi ce caractère persuasif qui se confond avec celui de l’absolue sincérité.

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