J’avais seulement une vingtaine de bons livres que je relisais sans cesse, comme Le Spectacle de la nature (de Pluche), Batteux, quelques poètes allemands, latins et français, surtout les œuvres philosophiques de Cicéron. […] Je crois qu’on m’excusera de donner ici dans tout son détail cette page aussi agréable que peu connue : Dix-huit ans avant mon séjour à Nyon, j’avais passé quelques mois à Cambridge avec le célèbre poète Gray, presque dans la même intimité qu’avec Matthisson, mais avec cette différence que Gray avait trente ans de plus que moi et Matthisson seize de moins. […] Gray, en se condamnant à vivre à Cambridge, oubliait que le génie du poète languit dans la sécheresse du cœur. […] comme je le comprends mieux, dans ce sens-là, le silence obstiné et boudeur des poètes profonds, arrivés à un certain âge et taris, cette rancune encore aimante envers ce qu’on a tant aimé et qui ne reviendra plus, cette douleur d’une âme orpheline de poésie et qui ne veut pas être consolée ! […] Le poète ne s’explique pas là-dessus très nettement ; si Bonstetten croyait à un mystère pour la tristesse de Gray, celui-ci en retour paraît avoir cherché avec quelque anxiété le secret de la bizarrerie de Bonstetten, qui est, dit-il, « la personne la plus extraordinaire qu’il ait jamais rencontrée ».