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567. (1860) Cours familier de littérature. X « LVe entretien. L’Arioste (1re partie) » pp. 5-80

Il faut avoir du plaisir, le plaisir est une des fonctions de l’homme ; ce n’est pas en vain que la nature a donné le sourire à nos lèvres : seulement il faut que le plaisir soit innocent, délicat, spirituel, gracieux, et qu’on ne rougisse pas d’avoir joui. […] Quoique très exemplaire dans ses mœurs et très pieux dans ses pratiques, le canonico n’avait rien du rigoriste dans ses plaisirs d’esprit ; il avait un tel fond d’innocence dans le cœur, qu’il ne se scandalisait jamais des légèretés décentes de lecture ou de conversation autour de lui. […] Le vice est sérieux, le plaisir est folâtre ; la bonne intention et la belle poésie purifient tout à leurs yeux dans l’Arioste : seulement, quand la strophe était un peu trop nue, le canonico jetait son mouchoir sur la page, comme le statuaire chaste jette une draperie ou un feuillage sur une nudité de marbre. […] Il nous fit apercevoir autant de sinets pendants en bas des pages qu’il y en a ordinairement dans un livre d’église à demi couché sur le pupitre à gauche de l’autel. « Voilà vos limites, dit-il avec un sourire grave au professeur, à la comtesse Léna, à Thérésina et à moi ; vous ne les franchirez pas : mais, entre ces limites, vous pourrez vous promener à votre aise à travers les plus riants paysages, les plus merveilleuses aventures et les plus poétiques badinages qui soient jamais sortis de l’imagination d’une créature de Dieu. » Nous promîmes tous de respecter religieusement les sinets sacrés que le canonico avait certainement empruntés à un de ses vieux bréviaires, et nous prîmes séance dans les attitudes diverses du plaisir anticipé de la curiosité et du repos : le chanoine sur un grand fauteuil de chêne noir sculpté, adossé au fond de la grotte, et qu’on avait tiré autrefois de la chapelle pour préparer au bonhomme une sieste commode dans les jours de canicule ; le professeur sur une espèce de chaise de marbre formée par deux piédestaux de nymphes sculptés, dont les statues étaient depuis longtemps couchées à terre, toutes mutilées par leur chute et toutes vernies par l’écume verdâtre de l’eau courante ; la comtesse Léna à demi assise, à demi couchée sur un vieux divan de paille qu’on transportait en été du salon dans la grotte, les pieds sur le torse d’une des nymphes qui lui servait de tabouret, le coude posé sur le bras du canapé, la tête appuyée sur sa main ; sa fille Thérésina à côté d’elle, laissant incliner sa charmante joue d’enfant sur l’épaule demi-nue de sa mère ; moi couché aux pieds des deux femmes, à l’ouverture de la grotte, sur le gazon jauni par le soleil, le bras passé autour du cou de la seconde nymphe et le front élevé vers le professeur, pour que ni parole, ni physionomie, ni geste, n’échappassent à mon application. […] Sa charmante mère était moins émue, mais pas moins charmée ; elle recueillait son plaisir intérieur sous ses longs cils fermés sur ses yeux ; mais, pendant que le haut du visage gardait ainsi la gravité de l’attention, ses lèvres souriaient par moments comme en rêve.

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