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374. (1888) La critique scientifique « La critique et l’histoire »

Que ce soit bien la pratique des plaisirs artistiques qu’il faille accuse de ces défaillances et non l’opulence, l’exemple de la défense de Carthage contre Rome le montre, et celui de l’Angleterre, qui, malgré une extrême richesse, est restée vivace, parce que sans doute les plaisirs esthétiques n’y sont, n’y étaient naguère, le partage que d’un très petit nombre. […] Si de tels hommes, — et toutes les sociétés antiques primitives, tout le moyen âge en étaient formés — sont amenés graduellement à prendre plaisir aux arts graphiques, au poème épique, au drame, au roman, à la musique, à tout ce qui fait frémir l’âme de douleurs fictives, de compassion et d’admiration pour des semblables, ces sentiments se développeront en eux et modifieront leur conduite. […] Ainsi l’habitude des plaisirs esthétiques favorable à la solidarité humaine, est nuisible à l’existence des nations : et en fait les Etats les plus policés sont les plus faciles à conquérir. […] Ces considérations nous amènent à donner de l’œuvre d’art une définition dernière qui modifie en partie ce que nous avons dit au début de cet ouvrage : l’œuvre d’art est en résumé un ensemble de moyens et d’effets esthétiques tendant à susciter des émotions qui ont pour signes spéciaux de n’être pas immédiatement suivies d’acte, d’être formées d’un maximum d’excitation et d’un minimum de peine et de plaisir, c’est-à-dire, en somme, d’être fin en soi et désintéressées ; l’œuvre d’art est un ensemble de signes révélant la constitution psychologique de son auteur ; l’œuvre d’art est un ensemble de signes révélant l’âme de ses admirateurs qu’elle exprime, qu’elle assimile à son auteur et dont, dans une faible mesure, elle modifie les penchants, à cause soit de sa nature, soit de son espèce.

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