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655. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Les détails de style, d’agrégation de phrases, la composition, la succession des chapitres, leur nombre, le développement des événements, toute cette mise en œuvre extérieure de l’expression est subordonnée à la nécessité d’englober la masse des faits psychiques et humains qui passionnent et remplissent l’Âme de l’auteur ; ces faits, les scènes où ils se révèlent, les circonstances qui les provoquent sont innombrables ; d’autre part, ils ne peuvent ni être ordonnés en série comme les incidents d’un récit unipersonnel, ni résumés, par rapports de dépendance en lois, comme les concevrait une intelligence philosophique moins soucieuse de leur reproduction que de leur classification. […] Si la traduction de ses œuvres ne permet pas de reconnaître exactement la contexture de leur style, l’absence d’une coupe de phrase propre, d’une qualité de vocabulaire, d’un ton clairement déterminé, la pauvreté des tournures et des mots sont cependant visibles et à certains détails, comme les comparaisons mal déduites de La Guerre et la Paix (III, pp. 263 et 266), on reconnaît le peu de soin mis à l’écriture. […] Il en est ainsi des transformations du prince Pierre, de la mort somptueuse et harcelée du vieux prince Besoukhof, de toute la vie seigneuriale et familiale des Rostow, et si l’on veut surprendre nettement ces alternatives d’abandon et d’ardeur, qui dans la pauvreté de langue de la traduction constituent le style, le style parfois magnifique de Tolstoï, que l’on prenne la suite de chapitres où se prolonge, où s’exalte l’agonie du prince André, le ventre déchiré d’un biscaïen à Borodino, on y verra de quel singulier art l’écrivain sait relever la narration des faits, de ces phrases grandioses et lourdes de sens qui désignent comme jamais il ne le fut le mystère d’un homme défaillant et mourant entre les mains tièdes d’êtres qui vivent. […] Sans cesse l’écrivain semble se ceindre pour le grand effort d’enserrer son immense sujet, et sans cesse il défaille, se détourne et se détache, comme insouciant de l’œuvre entreprise ; les scènes s’esquissent inachevées, marquées à peine par quelques traits, les grandes crises des personnages s’accusent en mots confus et vagues ; les descriptions des actes principaux, entamées avec une fiévreuse ardeur, faiblissent en phrases brouillées ; une lassitude immense se trahit aux exposés d’idées, grisaille les psychologies, émousse les dialogues, estompe les physionomies ; le dessin s’accentue, s’affine, s’alourdit et s’épuise, l’art devient puéril et maladroit ; la passion fléchit et vacille après quelques accents réprimés ; et c’est avec des yeux lourds et des mains gourdes que l’auteur porte péniblement jusqu’au bout le faix de son œuvre.

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