Elle n’est point, comme on n’a cessé de le dire malgré les démentis successifs de toutes les époques, elle n’est pas seulement la langue de l’enfance des peuples, le balbutiement de l’intelligence humaine ; elle est la langue de tous les âges de l’humanité, naïve et simple au berceau des nations, conteuse et merveilleuse comme la nourrice au chevet de l’enfant, amoureuse et pastorale chez les peuples jeunes et pasteurs, guerrière et épique chez les hordes guerrières et conquérantes, mystique, lyrique, prophétique ou sentencieuse dans les théocraties de l’Égypte ou de la Judée ; grave, philosophique et corruptrice dans les civilisations avancées de Rome, de Florence ou de Louis XIV ; échevelée et hurlante aux époques de convulsions et de ruines, comme en 93 ; neuve, mélancolique, incertaine, timide et audacieuse, tout à la fois, aux jours de renaissance et de reconstruction sociale comme aujourd’hui ! […] La poésie sera de la raison chantée ; voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave ; non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plus mystérieuses impressions de l’âme. […] À côté de cette destinée philosophique, rationnelle, politique, sociale de la poésie à venir, elle a une destinée nouvelle à accomplir ; elle doit suivre la pente des institutions et de la presse ; elle doit se faire peuple et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie. […] La pensée politique et sociale qui travaille le monde intellectuel et qui m’a toujours fortement travaillé moi-même, m’arrache pour deux ou trois ans tout au plus aux pensées poétiques et philosophiques que j’estime à bien plus haut prix que la politique.