Jouant avec un merveilleux sang-froid son double personnage de sage et de fol, il dosa très modérément la satire sociale et irréligieuse, ne toucha jamais le dogme, et dissémina adroitement sous la satire morale et la bouffonne fantaisie une doctrine positive : dans le cinquième livre seul, les proportions sont décidément renversées, et ce n’est pas une des moindres marques de l’inauthenticité du cinquième livre, que la vie et la philosophie y cèdent presque toute la place à la polémique agressive. […] Mais, s’il voulait tout ce qu’il faisait, il était singulièrement plus modéré en philosophie qu’en art : son style excessif, emporté, enveloppait une pensée sûrement pondérée. […] Sa philosophie a été celle déjà de Jean de Meung, sera celle de Molière et de Voltaire : celle, remarquons-le, des plus purs représentants de la race, et en effet elle exprime une des plus permanentes dispositions de la race, l’inaptitude métaphysique : une autre encore, la confiance en la vie, la joie invincible de vivre. […] L’art de Rabelais Rabelais est un grand artiste, et sans lui faire injure, on peut dire que toute sa philosophie vaut au fond par son art. […] Mais Rabelais n’a pas été plus exclusif en fait de langue que systématique en philosophie : placé au croisement du moyen âge et de l’antiquité, il a usé des facilités de son temps : s’il se moquait après Geoffroy Tory des écoliers limousins qui déambulent les compites de l’urbe que l’on vocite Lutéce, il a usé copieusement, hardiment du latinisme dans les mots, dans la syntaxe, dans la structure des phrases : il a été savoureusement archaïque, utilisant la saine et grasse langue de Villon et de Coquillard : il a été enfin Tourangeau, Poitevin, Lyonnais au besoin et Picard, appelant tous patois et tous dialectes à servir sa pensée.