. — Le personnage principal de la Coupe et les Lèvres, Charles Frank, n’est pas d’une autre famille que Manfred, Conrad, le Giaour, quoiqu’il nous offre une individualité bien retrempée, et que sa médaille soit sortie d’un seul jet. […] Né, j’imagine, avec une sensibilité profonde, il s’est bientôt aperçu qu’il y aurait duperie à l’épandre au milieu de l’égoïsme et de l’ironie du siècle ; il a donc pris soin de la contenir au dedans de lui, de la concentrer le plus possible, et, en quelque sorte, sous le moindre volume ; de ne la produire dans l’art qu’à l’état de passion àcre, violente, héroïque, et non pas en son propre nom ni par voie lyrique, mais en drame, en récit, et au moyen de personnages responsables. Ces personnages mêmes, l’artiste les a poussés d’ordinaire au profil le plus vigoureux et le plus simple, au langage le plus bref et le plus fort ; dans sa peur de l’épanchement et de ce qui y ressemble, il a mieux aimé s’en tenir à ce qu’il y a de plus certain, de plus saisissable dans le réel ; sa sensibilité, grâce à ce détour, s’est produite d’autant plus énergique et fière qu’elle était nativement peut-être plus timide, plus tendre, plus rentrée en elle-même ; elle a fait bonne contenance, elle s’est aguerrie et a pris à son tour sa revanche d’ironie sur le siècle : de là une manière à part, à laquelle toutes les autres qualités de l’auteur ont merveilleusement concouru. — Esprit positif, observateur, curieux et studieux des détails, des faits, et de tout ce qui peut se montrer et se préciser, l’auteur s’est de bonne heure affranchi de la métaphysique vague de notre époque critique, en religion, en philosophie, en art, en histoire, et il ne s’est guère soucié d’y rien substituer. […] Le procédé d’exécution répond tout à fait à ce qu’on peut attendre : une simplicité parfaite, une force continue ; point de pomposo ni de bavardage ; point de réflexions ni de digressions ; quelque chose de droit qui va au but, qui ne se détourne ni d’un côté ni de l’autre, et pousse devant, en marquant chaque pas, comme un bélier sombre ; point de vapeurs à l’horizon ni de demi-teintes, mais des lignes nettes, des couleurs fortes dans leur sobriété, des ciels un peu crus, des tons graves et bruns ; chaque circonstance essentielle décrite, chaque réalité serrée de près et rendue avec une exactitude sévère ; chaque personnage conséquent à lui-même de tout point ; vrai de geste, de costume, de visage ; concentré et viril dans sa passion, même les femmes ; et derrière ces personnages et ces scènes, l’auteur qui s’efface, qu’on n’entend ni ne voit, dont la sympathie ni l’amour n’éclatent jamais dans le cours du récit par quelque cri irrésistible, et qui n’intervient au plus que tout à la fin, sous un faux air d’insouciance et avec un demi-sourire d’ironie.