Avoir vécu, dès l’enfance et durant la jeunesse, de la vie de famille, de la vie de devoir, de la vie naturelle ; avoir eu des années pénibles et contrariées sans doute, comme il en est dans toute existence humaine, mais avoir souffert sans les irritations factices et les sèches amertumes ; puis s’être assis de bonne heure dans la félicité domestique à côté d’une compagne qui ne vous quittera plus, et qui partagera même vos courses hardies et vos généreux plaisirs à travers l’immense nature ; ne pas se douter qu’on est artiste, ou du moins se résigner en se disant qu’on ne peut pas l’être, qu’on ne l’est plus ; mais le soir, et les devoirs remplis, dans le cercle du foyer, entouré d’enfants et d’écoliers joyeux, laisser aller son crayon comme au hasard, au gré de l’observation du moment ou du souvenir ; les amuser tous, s’amuser avec eux ; se sentir l’esprit toujours dispos, toujours en verve ; lancer mille saillies originales comme d’une source perpétuelle ; n’avoir jamais besoin de solitude pour s’appliquer à cette chose qu’on appelle un art ; et, après des années ainsi passées, apprendre un matin que ces cahiers échappés de vos mains et qu’on croyait perdus sont allés réjouir la vieillesse de Goëthe, qu’il en réclame d’autres de vous, et qu’aussi, en lisant quelques-unes de vos pages, l’humble Xavier de Maistre se fait votre parrain et vous désigne pour son héritier : voilà quelle fut la première, la plus grande moitié de l’existence de Topffer. […] Comme j’ai les yeux dans un état misérable, et que les docteurs inclinent de plus en plus vers un temps de repos complet et récréatif, j’espère les amener à m’ordonner de faire une pointe en Angleterre et un séjour à Paris que je n’ai pas revu depuis 1820 et que j’aimerais revoir de la même façon, c’est-à-dire perdu, flâneur, et, dans toute cette population entassée, connaissant seulement trois personnes choisies. […] Comment il s’intéresse au premier aspect à ces deux jeunes personnes étrangères, comment il les remet dans leur chemin qu’elles avaient perdu, comment il les rencontre de temps en temps et se trouve peu à peu et sans le vouloir mêlé à leur destinée : tout cela est raconté avec une simplicité et un détail ingénu qui finit par piquer la curiosité elle-même.