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15. (1912) L’art de lire « Chapitre VI. Les écrivains obscurs »

Je vois tel auteur, de qui, en m’appliquant, je ne comprends littéralement pas une ligne et que jeunes gens, femmes, enfants comprennent parfaitement, jusqu’à assurer que tout ce qu’il dit les étonne si peu qu’ils l’avaient pensé avant lui. […] Il en est qui sont obscurs naturellement, spontanément, très loyalement, sans artifice ; qui sont capables, ce qui est une chose encore que je n’ai jamais comprise, d’exprimer par des mots, de mettre sur le papier, une pensée qui n’est pas devenue nette dans leur esprit ; pour qui la parole ou l’écriture n’est pas un instrument d’analyse ; pour qui la parole ou l’écriture n’est pas une épreuve qui force à se rendre compte de ce qu’on pense ; qui, en un mot, peuvent exprimer ce qu’ils ne conçoivent pas. Ceux-ci, sans doute, il faut les laisser sur le vert, et je ne vois guère quel profit on en pourrait tirer ; car de penser, à propos d’eux ce qu’ils n’ont point pensé et ce qu’ils auraient pu penser s’ils avaient pensé quelque chose, cela est un peu vain et si hasardeux qu’il vaut mieux penser directement pour son compte. […] Ils ont pensé en clair, d’abord, comme tout le monde, puis, par des substitutions patientes de mots impropres aux mots justes, de tournures bizarres aux tours simples, d’inversions aux tours directs, ils ont obscurci progressivement leur texte.

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