/ 3271
1198. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

Lorsqu’il a eu à parler de Mme Roland, comme s’il s’agissait avant tout de la disculper et de la défendre, il a essayé de diminuer son rôle actif auprès de son mari et sa part virile d’influence : il s’est refusé également à admettre qu’il se fût logé dans ce cœur de femme aucun sentiment autre que le conjugal et le légitime, ni aucune passion romanesque : « Écoutez-les, disait-il hier encore, en s’adressant par la pensée aux différents historiens ses prédécesseurs et en les indiquant du geste tour à tour : ceux-là, soit admiration sincère pour le mérite de Mme Roland, soit désir de rabaisser celui des hommes qui l’entouraient, voient dans la femme du ministre la tête qui dirige et son mari et les législateurs qui le fréquentent, et répétant un mot célèbre : Mme Roland, disent-ils, est l’homme du parti de la Gironde ; — ceux-ci, habitués à se laisser aller à l’imagination du romancier ou du poète, transforment l’être qu’ils ont créé en nouvelle Armide, fascinant du charme de ses paroles ou de la douceur de son sourire ceux qu’elle réunit dans ses salons ou qu’elle convie à sa table ; — d’autres enfin, scrutateurs indiscrets de la vie privée, se placeront entre la jeune femme et son vieux mari, commenteront de cent façons un mot jeté au hasard par cette femme, chercheront à pénétrer jusqu’aux plus secrets sentiments de son âme, compteront les pulsations de son cœur agité, selon que telle ou telle image, tel ou tel souvenir l’impressionne, et montreront sous un voile transparent l’être vers lequel s’élancent sa pensée et ses soupirs ; car à leur roman il faut de l’amour. » Et il ajoute, plein de confiance dans le témoignage qu’il invoque : « Mme Roland a raconté elle-même avec une simplicité charmante ce qu’elle a pensé, ce qu’elle a senti, ce qu’elle a dit, ce qu’elle a fait. » Eh bien ! […] Dans un admirable article sur les difficultés qu’il y aurait, pour plus d’un demi-siècle encore, à composer une véritable histoire de la Révolution française, parlant des Mémoires nombreux qui commençaient à paraître et dans lesquels chacun plaidait pour son parti et pour son saint et ne présentait que « la portion de vérité qui pouvait servir le mieux à noircir l’adversaire », l’éminent publiciste indiquait, à l’appui de sa pensée, les deux exemples le plus en vue : « Beaucoup de gens, disait-il, écrivent leurs Mémoires pour faire l’histoire personnelle de leurs talents, de leur mérite et de leur conduite. […] On y parvient pendant quelques pages ; il y a un tour, un procédé, une entorse vigoureuse de pensée qu’il s’agit de saisir ; mais, à la longue, cela devient bien lassant. […] Deux choses l’enhardissent et lui délient la langue dans la prison, deux pensées l’absolvent à ses yeux : la considération du danger présent et de la mort, et la conscience qu’elle a de faire honneur bientôt à Roland en le suppléant de sa personne devant le tribunal inique et de lui payer ainsi en monnaie historique son indemnité de mari.

/ 3271