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346. (1824) Discours sur le romantisme pp. 3-28

Un Anglais du seizième siècle, génie sublime et inculte, ignorant les règles du théâtre, et les suppléant par tous ces artifices qu’un heureux instinct suggère, avait, dans ses drames monstrueux, étendu indéfiniment l’espace et la durée, renfermé des lieux et des années sans nombre, confondu les conditions et les langages, méconnu ou violé le costume distinctif des époques et des contrées diverses ; mais, observateur attentif et peintre fidèle de la nature, il avait répandu, dans ses compositions désordonnées et gigantesques, une foule de ces traits naïfs, profonds, énergiques, qui peignent tout un siècle, révèlent tout un caractère, trahissent toute une passion. […] Un sujet de la Grèce antique, où l’homme de tous les lieux et de tous les siècles sera peint fidèlement, sous le costume rigoureusement observé de Mycènes, d’Argos ou de Sparte, réunira, pour des spectateurs modernes, les deux conditions qui constituent cette vérité : un sujet moderne pourra les enfreindre l’une ou l’autre, si les sentiments naturels sont faussement exprimés, ou les mœurs sociales inexactement rendues. […] Peignez la nature avec vérité, mais avec choix, et sans marquer minutieusement ses moindres traits, comme cet artiste sans génie, qui trouve avec raison plus facile de tromper l’œil que de le charmer. Peignez surtout le cœur humain, mais sans recherche et sans exagération : c’est un abîme, dit-on ; portez-y la lumière, au lieu d’en épaissir les ténèbres ; soyez-en les observateurs, les historiens, les romanciers : mais n’en soyez pas les Lycophrons et les Sphinx.

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