J’aime mieux vous la traduire en récit, en images et en sentiments, afin que le récit, l’image et le sentiment la fassent pénétrer en vous par les trois pores de votre âme : l’intérêt, l’imagination et le cœur ; et afin aussi qu’en voyant comment j’ai conçu moi-même, en moi, l’impression de ce qu’on appelle littérature, comment cette impression y est devenue passion dans un âge et consolation dans un autre âge, vous contractiez vous-même le sentiment littéraire, ce résumé de tous les beaux sentiments dans l’homme parvenu à la perfection de sa nature. […] XXXI Cette impression croissante se renouvela et s’accrut, connue on le pense bien, par les hautes études de mon adolescence, par les ennuis d’une longue oisiveté dans ma jeunesse inoccupée, qui ne trouvait son aliment que dans la lecture, par le besoin d’exprimer dans la solitude ces premières passions, qui, après avoir parlé en ardeur et en larmes, s’amortissent en parlant en vers ou en prose ; enfin par ces premières amours de l’imagination ou du cœur qui empruntent tous la voix de la poésie : la poésie ! […] Les révolutions de 1814 et de 1815, auxquelles j’assistai, la guerre, la diplomatie, la politique, auxquelles je me consacrai, m’apparurent comme les passions de l’adolescence m’étaient apparues, par leur côté littéraire. […] Un seul mot l’explique, et c’est par là que je voulais terminer : c’est que je suis redevenu franchement et exclusivement homme de lettres ; c’est que je vis, grâce à cette passion pour la littérature, en société avec tous les hommes qui ont légué leur âme écrite à la mienne, comme nous léguerons tous une parcelle de notre âme écrite à ceux qui viendront après nous ; c’est que mon âme se distrait, s’édifie, se fortifie dans cette société des grands morts ; et c’est aussi parce que, indépendamment de ces bienfaisantes influences du travail littéraire en lui-même, je jouis de penser que ce travail, plaisir pour les uns, peine pour les autres, devoir pour moi, ne sera peut-être pas entièrement perdu pour ceux à qui je dois le fruit de mes veilles1 !