D’après ces principes, la grande péninsule située à l’orient de la Grèce conserva le nom d’Asie Mineure, après que le nom d’Asie eut passé à cette vaste partie orientale du monde, que nous appelons ainsi dans un sens absolu. […] Les Grecs observèrent encore qu’il y avait eu partout un caractère poétique de bergers parlant en vers ; chez eux c’était Évandre l’Arcadien ; Évandre ne manqua pas de passer de l’Arcadie dans le Latium, où il donna l’hospitalité à l’Hercule grec, son compatriote, et prit pour femme Carmenta, ainsi nommée de carmina, vers ; elle trouva chez les Latins les lettres, c’est-à-dire, les formes des sons articulés qui sont la matière des vers. […] Mais comme ces mots et ces idées passèrent des Grecs aux Latins dans un temps où les nations, encore très sauvages, étaient fermées aux étrangers*, nous avons demandé plus haut qu’on nous passât la conjecture suivante : Il peut avoir existé sur le rivage du Latium une cité grecque, ensevelie depuis dans les ténèbres de l’antiquité, laquelle aurait donné aux Latins les lettres de l’alphabet. […] Les noms d’Hercule, d’Évandre et d’Énée passèrent donc de la Grèce dans le Latium, par l’effet de quatre causes que nous trouverons dans les mœurs et le caractère des nations : 1º les peuples encore barbares sont attachés aux coutumes de leur pays, mais à mesure qu’ils commencent à se civiliser, ils prennent du goût pour les façons de parler des étrangers, comme pour leurs marchandises et leurs manières ; c’est ce qui explique pourquoi les Latins changèrent leur Dius Fidius pour l’Hercule des Grecs, et leur jurement national Medius Fidius pour Mehercule, Mecastor, Edepol. 2º La vanité des nations, nous l’avons souvent répété, les porte à se donner l’illustration d’une origine étrangère, surtout lorsque les traditions de leurs âges barbares semblent favoriser cette croyance ; ainsi, au moyen âge, Jean Villani nous raconte que Fiesole fut fondé par Atlas, et qu’un roi troyen du nom de Priam régna en Germanie ; ainsi les Latins méconnurent sans peine leur véritable fondateur, pour lui substituer Hercule, fondateur de la société chez les Grecs, et changèrent le caractère de leurs bergers-poètes pour celui de l’Arcadien Évandre. 3º Lorsque les nations remarquent des choses étrangères, qu’elles ne peuvent bien expliquer avec des mots de leur langue, elles ont nécessairement recours aux mots des langues étrangères. 4º Enfin, les premiers peuples, incapables d’abstraire d’un sujet les qualités qui lui sont propres, nomment les sujets pour désigner les qualités, c’est ce que prouvent d’une manière certaine plusieurs expressions de la langue latine.