/ 2102
1299. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre IV. Shakspeare. » pp. 164-280

Il a été trempé jusqu’au fond dans son siècle, j’entends qu’il a connu par expérience les mœurs de la campagne, de la cour et de la ville, et visite les hauts, les bas, le milieu de la condition humaine ; rien de plus ; du reste sa vie est ordinaire, et les irrégularités, les traverses, les passions, les succès qu’on y rencontre, sont à peu près ceux qu’on trouve partout ailleurs175. […] Que la situation soit terrible ou paisible, qu’il s’agisse d’une invective ou d’une conversation, le style est partout excessif. […] Supposez le logicien, moraliste, orateur, tel qu’un de nos grands tragiques du dix-septième siècle : il ne représentera que les mœurs nobles, il évitera les personnages bas ; il aura horreur des valets et de la canaille ; il gardera au plus fort des passions déchaînées les plus exactes bienséances ; il fuira comme un scandale tout mot ignoble et cru ; il mettra partout la raison, la grandeur et le bon goût ; il supprimera la familiarité, les enfantillages, les naïvetés, le badinage gai de la vie domestique ; il effacera les détails précis, les traits particuliers, et transportera la tragédie dans une région sereine et sublime où ses personnages abstraits, dégagés du temps et de l’espace, après avoir échangé d’éloquentes harangues et d’habiles dissertations, se tueront convenablement et comme pour finir une cérémonie. […] Timon, Léonatus, Cressida, toutes les jeunes filles, tous les principaux personnages des grands drames ; Shakspeare peint partout l’impétuosité irréfléchie du premier mouvement. […] Il manie partout les passions effrénées qui les fondent, et il ne rencontre nulle part la loi morale qui les retient ; mais en même temps et par la même faculté il change les masques inanimés que les conventions de théâtre fabriquent sur un modèle toujours le même, en figures vivantes qui font illusion.

/ 2102