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125. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres de la marquise Du Deffand. » pp. 412-431

Mme Du Deffand en était là, aveugle, ayant un appartement dans le couvent de Saint-Joseph. rue Saint-Dominique (quelques chambres du même appartement qu’avait occupé autrefois Mme de Montespan, la fondatrice) ; elle avait soixante-huit ans ; elle vivait dans le très grand monde, comme si elle n’était pas affligée de la plus triste infirmité, l’oubliant tant qu’elle le pouvait, et tâchant de la faire oublier à tous à force d’adresse et d’agrément ; se levant tard, faisant de la nuit le jour ; donnant à souper chez elle ou allant souper en compagnie, ayant pour société intime le président Hénault, Pont-de-Veyle, le monde des Choiseul dont elle était parente, les maréchales de Luxembourg et de Mirepoix, et d’autres encore dont elle se souciait plus ou moins, lorsque arriva d’Angleterre à Paris, dans l’automne de 1765, un Anglais des plus distingués par l’esprit, Horace Walpole : ce fut le grand événement littéraire et romanesque (pour le coup, c’est bien le mot) de la vie de Mme Du Deffand, celui à qui nous devons sa principale correspondance et tout ce qui la fait mieux connaître. […] Chaque femme, ici, en a un ou deux qui ne bougent de chez elle… Le vieux président Hénault est la pagode de chez Mme Du Deffand, une vieille aveugle, une débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé la nuit dernière. […] J’eus grand peine, la nuit dernière, de lui persuader, quoiqu’elle ne fût pas bien, de ne pas rester debout jusqu’à deux ou trois heures pour la comète ; car elle avait, à cette intention, fait dire à un astronome d’apporter son télescope chez le président Hénault, dans l’idée que cela m’amuserait. […] Elle ne dormait plus : elle avait plus que jamais besoin de passer sa nuit dans le monde : « Quand cela nuira à ma santé, disait-elle, ou que cela ne s’accordera pas avec le régime des gens avec qui j’aime à vivre, je me coucherai à minuit s’il le faut. » Comme le vieux Venceslas, elle ne voulait s’endormir que le plus tard possible : Ce que j’ôte à mes nuits, je l’ajoute à mes jours. […] Walpole va souper avec elle et ne la quitte qu’à deux heures et demie dans la nuit, et le matin, avant d’avoir les yeux bien ouverts, il avait déjà une lettre à lire de sa part.

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