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336. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Charles Dickens »

Venues de loin, issues d’une race étrangère, datées d’un temps presque passé, elles ont fait surgir dans mille têtes de jeunes gens, de jeunes filles de France, tout un monde de singulières imaginations, de lieux noirs et étranges, de faces grimées, touchantes, grotesques, risibles, effrayantes, d’aventures compliquées à faire peur, de scènes comiques ou pathétiques. […] Dans les livres antérieurs, les tableaux sont plus nettement poussés au grotesque ou au noir et, de la sorte, certains intérieurs poudreux et obscurs où le fantastique se mêle facilement au réel, la maison sinistre et taciturne d’un vieil usurier dans Nicolas Nickleby, le sombre et sordide bureau d’Antoine Chuzzlewitt, saillent avec une étrange vigueur. […] Ces caricatures sont parfois poussées au monstrueux, et c’est alors l’aversion épouvantée, l’horreur et la terreur que font naître les types et les scènes que Dickens s’applique ainsi à pousser au noir. […] Que l’on joigne à ces livres le fantastique plus grossier des Contes de Noël, l’étrangeté parfois puissante de certaines nouvelles, comme ce Hunted down (Chassé à mort), où l’on finit par traquer un être sombre et farouche appliqué à tuer lentement les parents qu’il a d’abord fait s’assurer ; que l’on prenne encore l’effrayant suicide de Nicolas Nickleby et les réflexions mortelles qui le hantent quand, revenant le soir dans la noire maison où il a décidé de se rendre, il longe le mur du cimetière abandonné qui l’avoisine ; les scènes où cette percluse, fière et bigote négociante, Mme Clennam, languit morosement, toute vêtue de noir, dans un fauteuil à oreillettes, si semblable à un cercueil, autour duquel tourne la vieille Affery avec ses airs de somnambule effarée ; on aura un ensemble de récits terrifiants où Dickens ne touche plus que respectueusement aux vices qu’il déteste et où il parvient presque à créer les êtres complexes et réels, fantomatiques sans doute et entourés de mystère, mais recelant dans leur esprit, que l’auteur laisse deviner sans l’analyser, ces profondeurs et ces crises contradictoires qui constituent l’homme véritable.

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