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1354. (1882) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Deuxième série pp. 1-334

Notons seulement un dernier trait, qui va nous ramener au point de départ et fermer le cercle : c’est l’emploi sans motif de ces épithètes vagues dans les meilleurs sermons de Massillon, — les « terreurs cruelles », les « horreurs secrètes », les « songes funestes » ou les « noirs chagrins », — épithètes de nature, comme on les appelle au collège, parce qu’elles sont tellement naturelles, qu’elles font pléonasme, à vrai dire, et que s’il leur arrive parfois d’aider, et beaucoup même, à la plénitude et à l’harmonie de la phrase, il ne leur arrive jamais ni d’étendre, ni de renforcer, ni de préciser, ni de nuancer le sens du mot. […] Qui voudra connaître à fond ce qu’était, ou ce que pouvait être, un premier commis sous l’ancien régime, n’aura qu’à consulter les Mémoires de Marmontel ; à moins qu’il n’aime mieux s’en tenir au portrait quoique trop noir, que Voltaire a tracé de Saint-Pouange dans son roman de l’Ingénu. […] Je vous jure, mon amie, que personne jusqu’à présent n’a dit le premier mot de cette question » ; — mais Turgot, partisan convaincu de la libre exportation, et que nous croyons très capable d’avoir bien entendu le machiavélique abbé, ne comprit pas, ou, si l’on veut, ne prit pas les Dialogues autrement que Diderot ; mais les économistes, Baudeau, Mercier de La Rivière, Dupont de Nemours, y virent une attaque directe et manifeste au principe doctrinal de la libre exportation, des grains ; — et si l’abbé Morellet, tout encyclopédiste qu’il fût, crut devoir entreprendre, malgré les adjurations de la secte et malgré les supplications de Galiani lui-même, une réfutation suivie des Dialogues, c’est qu’il y lut, très clairement écrite, en noir et en blanc, dans les lignes et entre les lignes, la dérision de toutes les idées à la défense desquelles il s’était voué. […] Le oui et le non, le pour et le contre, le blanc et le noir, n’a-t-il pas tout soutenu ? […] Nous nous construisons, à distance de perspective, une histoire idéale de la période révolutionnaire, et, parce que de grands événements en occupent le premier plan, parce que le drame est dans les assemblées, et la tragédie sur la place publique, parce que l’émeute est dans les rues de la grande ville, la guerre intestine dans les provinces, la guerre étrangère presque sur toutes les frontières à la fois, nous sommes tentés involontairement de hausser le Ion, et nous voilà tous, comme l’historien latin, écrivant à la manière noire : Opus aggredior opimum casibus, atrox præliis, discors seditionibus ipsa etiam in pace sævum… Le moyen de croire en effet que, sous la menace perpétuelle, hier de la violence populaire, aujourd’hui de la guillotine officielle, demain de l’invasion ennemie, la vie normale de l’humanité ne fût pas comme interrompue ?

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