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845. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

Car la passion est chose naturelle, trop naturelle même pour ne pas introduire un ton blessant, discordant dans le domaine de la beauté pure ; trop familière et trop violente pour ne pas scandaliser les purs désirs, les gracieuses mélancolies et les nobles désespoirs qui habitent les régions surnaturelles de la poésie… » Ce qui vaut mieux, chez Baudelaire, que cette prose alambiquée et froide, ce sont des vers comme ceux qu’il a intitulés : Elévation : Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, Des montagnes, des bois, des nuages, des Par mers, delà le soleil, par-delà les éthers, Par-delà les confins des sphères étoilées, Mon esprit, tu te meus avec agilité, Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde, Tu sillonnes gaîment l’immensité profonde Avec une indicible et mâle volupté. […] Le mot malsain, selon lui, est inexact si l’on entend par là opposer un état naturel et régulier de l’âme, qui serait la santé, à un état corrompu et artificiel, qui serait la maladie. « Il n’y a pas à proprement parler de maladies du corps, disent les médecins ; … pareillement, il n’y a ni maladie ni santé de l’âme, il n’y a que des états psychologiques, … des combinaisons changeantes, mais fatales et pourtant normales. » — Cette théorie nous semble un mélange de vrai et de faux : il est vrai que tout rentre dans des lois, même les monstruosités, et aussi la maladie, et aussi la mort ; mais il est faux qu’il n’y ait point de monstres, de maladies ni de mort pour le médecin, et même pour le physiologiste, et enfin pour le sociologiste. […] Dire que la maladie, comme la monstruosité, est normale est parce qu’elle fatale, qu’elle vaut la santé parce qu’elle est tout aussi naturelle, c’est ne pas reconnaître un critérium de valeur naturelle dans l’intensité même et dans l’extension de la vie, ainsi que dans la conscience et la jouissance qui en sont la révélation intime. « Un préjugé seul, où réapparaissent la doctrine antique des causes finales et la croyance à un but défini de l’univers, peut, dit Paul Bourget, nous faire considérer comme naturels et sains les amours de Daphnis et de Chloé dans le vallon, comme artificiels et malsains les amours d’un Baudelaire dans le boudoir qu’il décrit, meublé avec un souci de mélancolie sensuelle :       Les riches plafonds,       Les miroirs profonds, La splendeur orientale,       Tout y parlerait       A l’âme en secret       Sa douce langue natale. […] On se rappelle le jugement sommaire porté par Vauvenargues et, avec lui, par tout le dix-huitième siècle sur La Fontaine, ce représentant unique, au siècle précédent, de la vie animale, de la nature et presque du naturel : « Il n’a écrit ni dans un genre assez noble ni assez noblement. » L’art, de nos jours, est devenu de plus en plus (démocratique, et il a fini même par préférer la société des vicieux à celle des honnêtes gens.

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