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985. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Questions d’art et de morale, par M. Victor de Laprade » pp. 3-21

Le poète sent la nature, il aime à la chercher sur les sommets et s’applique à la rendre ou plutôt à l’interpréter. […] Cette poésie, qui essayait de spiritualiser la nature, avait son excès tout comme celle qui s’acharnait à la copier crûment et à la décalquer à l’emporte-pièce. […] il est poète, quoiqu’il n’ait pas la sainte fureur, ni cet aiguillon de désir et d’ennui, qui a été notre fureur à nous, le besoin inassouvi de sentir ; bienqu’il n’ait pas eu la rage de courir tout d’abord à toutesles fleurs et de mordre à tous les fruits ; — il l’est, bien qu’il ne fouille pas avec acharnement dans son propre cœur pour y aiguiser la vie, et qu’il ne s’ouvre pas les flancs (comme on l’a dit du pélican), pour y nourrir de son sang ses petits, les enfants de ses rêves ; — il l’est, bien qu’il n’ait jamais été emporté à corps perdu sur le cheval de Mazeppa, et qu’il n’ait jamais crié, au moment où le coursier sans frein changeait de route : « J’irai peut-être trop loin dans ce sens-là comme dans l’autre, mais n’importe, j’irai toujours. » — Il l’est, poète, bien qu’il n’ait jamais su passer comme vous, en un instant, ô Chantre aimable de Rolla et de Namouna, de la passion délirante à l’ironie moqueuse et légère ; il est, dis-je, poète à sa manière, parce qu’il est élevé, recueilli, ami de la solitude et de la nature, parce qu’il écoute l’écho des bois, la voix des monts agitateurs de feuilles, et qu’il l’interprète avec dignité, avec largeur et harmonie, bien qu’à la façon des oracles. […] Gœthe est le seul poète qui ait eu une faculté poétique à l’appui de chacune de ses compréhensions et de ses intelligences de critique, et qui ait pu dire à propos de tout ce qu’il juge en chaque genre : « J’en ferai un parfait échantillon, si je le veux. » Quand on n’a qu’un seul talent circonscrit et spécial, le plus sûr, dès qu’on devient critique, — critique de profession et sur toutes sortes de sujets, — est d’oublier ce talent, de le mettre tout bonnement dans sa poche, et de se dire que la nature est plus grande et plus variée qu’elle ne l’a prouvé en nous créant. […] Il prétend qu’entre eux il n’y a pas seulement différence de degré, mais de nature ; c’est une pure question de mots, et qui dépend de ce qu’on entend par l’un et l’autre de ces termes.

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