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737. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIVe entretien. Littérature politique. Machiavel (3e partie) » pp. 415-477

Pendant ce demi-siècle, où la France a occupé la scène, et où vous avez participé, tantôt à sa fortune, tantôt à ses conquêtes, tantôt à ses revers dans le Nord, tantôt aux orages féconds de ses révolutions intestines, un nouvel esprit, de nouveaux besoins, constitutionnels, politiques, sont nés en Italie. […] Oubliez-vous qu’une puissance de soixante millions d’hommes en Europe et en Asie, la Russie, est née depuis cette époque, prêtant au schisme grec sous les czars de Russie, sous les Constantins héréditaires, un appui qui enlève au catholicisme romain une moitié de son poids dans tout l’Orient ? […] Mais la Toscane, ce merveilleux phénomène de la richesse, cette royauté de l’intelligence, cette monarchie du travail à l’époque où l’industrie européenne n’était pas née, devait décroître et tomber d’elle-même aussitôt que l’industrie de la laine, de la soie, de la banque, cesserait d’être le monopole, le brevet d’invention de Florence, et que les mêmes industries, mères du même commerce et sources des mêmes richesses, s’établiraient à Lyon, à Venise, à Londres, à Birmingham, à Calcutta, et que le travail européen et asiatique ne laisserait au peuple des Médicis, de Dante, de Michel-Ange, que cette primauté du génie des arts qui fait la gloire, mais qui ne fait pas la puissance militaire et politique des nations. […] Vous voyez bien que c’est un rêve plus aisé à déclamer qu’à reconstruire ; vous voyez bien que, pour reconstruire ce rêve de l’empire maritime, territorial et aristocratique de Venise, Il faudrait d’abord que l’Angleterre ne fût pas née, et n’eût pas succédé à Venise dans la monarchie navale et commerciale du monde ; Il faudrait que la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance n’eût pas été découverte ; Il faudrait que l’Amérique elle-même ne fût pas sortie des flots à la voix de Colomb, et que ce continent n’eût pas créé un échange nouveau et immense entre les deux mondes, un déplacement de la Méditerranée à l’Océan ; Il faudrait que l’Angleterre ne possédât ni Corfou, ni Malte, ni Gibraltar ; que la France ne possédât ni Toulon ni Marseille ; que Constantinople ne possédât ni les Dardanelles ni le Bosphore ; il faudrait enfin que l’Allemagne, devenue puissance navale et commerciale à son tour, n’eût pas créé Trieste, ou qu’elle y renonçât pour complaire à l’ombre de Venise ; il faudrait que l’Allemagne ne possédât pas dans Trieste le débouché nécessaire à l’écoulement des produits de soixante millions d’hommes germains, en rapports de plus en plus étroits avec tout l’Orient ; Il faudrait que l’Allemagne consentît à se laisser murer dans ses terres au fond du golfe Adriatique, par une nouvelle Venise qui lui en fermerait les flots. […] Iront-ils perdre leur nom monumental et les noms de leurs grands citoyens nés de la gloire et de la liberté, poètes, historiens, artistes, hommes d’État, par lesquels l’Italie vit tout entière dans la bouche de l’étranger, les noms de Dante, de Machiavel, de Boccace, de Michel-Ange, des Capponi, des Pazzi, des Médicis, de Léopold le novateur couronné, le précurseur de Turgot et de 89 ?

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