Mais, quelles que soient la sévérité et l’exigence qu’apportent les nouveaux venus dans la recension des textes et dans l’épluchure des moindres scolies, il me semble que tous sont encore virgiliens, en ce sens qu’ils ne se mangent pas trop entre eux et qu’ils ne font pas comme les homérisants qui, quand ils s’en mêlent, ont de vraies querelles à mort, des colères d’Achille et d’Ajax. […] Ce je ne sais quoi de mélancolique que le poète veut imprimer à la physionomie de son guerrier, il le grave et le condense dans cette répétition du domus alia qui fait la note fondamentale, et il prend l’idée de cette particularité rythmique, de cette répétition à effet, non dans le passage même d’Homère sur le guerrier mort, mais dix-huit vers plus haut, à l’endroit où Hector, se faisant fort de braver Achille, répétait coup sur coup à la fin et au commencement du vers les mêmes mots : « Dussent ses mains être comme la flamme… » Évidemment le voisinage des deux passages saillants lui a donné l’idée de les unir, de les combiner. Seulement cette répétition qui, chez Homère faisant parler Hector, accentuait un sentiment héroïque et belliqueux, Virgile, qui n’oublie rien et qui ne fait rien comme un autre, Virgile, en s’en emparant, la transpose aussitôt sur le mode sensible et pathétique ; il la dépayse si je puis dire, pour qu’elle ne soit pas trop reconnaissable : voilà un des traits de son art ; le coup de clairon redoublé est devenu, grâce à lui, un écho de flûte plaintive ; il a soin de le reporter, ainsi adouci, et de le confondre dans son imitation du guerrier mort, gisant si loin de son berceau : cette imitation s’en relève et prend un tour original qui n’est plus de l’Homère : c’est du Virgile, et l’on a un admirable exemple de plus du genre de beauté poétique qui lui est propre et qui se désigne de son nom. […] Patin m’a souvent fait remarquer qu’une des plus belles épigraphes et des mieux appliquées est celle que M. de Fezensac a mise à l’Histoire de mon régiment pendant la retraite de Russie ; elle est prise du second livre de l’Enéide : Illiaci cineres et flamma extrema meorum, Testor in occasu vestro nec tela nec ullas Vitavisse vices Danaum, et, si fata fuissent Ut eadorem, meruisse manu…56 « Cendres d’Ilion, incendie suprême, tombeau des miens, je vous prends à témoin que, dans votre ruine, je n’ai rien fait pour éviter les traits des Grecs, ni aucun des hasards funestes, et que si le destin avait été que je tombasse, j’ai tout fait pour mériter de mourir. » — Quelle plus belle manière et plus touchante, pour un soldat, de s’excuser de n’être point mort, d’avoir survécu à un immense désastre !