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589. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série «  Les femmes de France : poètes et prosateurs  »

Si je ne me trompe, nous retrouverons quelque chose de cette honnête candeur chez Madeleine de Scudéry, la vierge sage, d’âme héroïque et d’esprit prolixe  Voici Marguerite d’Angoulême, très savante, très entortillée, toute fumeuse de la Renaissance, souriante, gaie et bonne à travers tout cela, avec son grand nez sympathique, le nez de son frère François Ier  Puis, c’est l’autre Marguerite, Marguerite de Valois, point pédante celle-là, dégagée, galante avec une entière sécurité morale, que rien n’étonne, qui raconte si tranquillement la Saint-Barthélémy ; la première femme de son siècle qui écrive avec simplicité ; une inconsciente, un aimable monstre, comme nous dirions, aujourd’hui que nous aimons les mots plus gros que les choses  Je mets ensemble les enamourées, les femmes brûlantes, les Saphos, chacune exhalant sa peine dans la langue de son temps : Louise Labé mettant de l’érudition dans ses sanglots ; Mlle de Lespinasse mêlant aux siens de la sensibilité et de la vertu, Desbordes-Valmore des clairs de lune et des saules-pleureurs… Mlle de Gournay est une antique demoiselle pleine de science, de verdeur et de virilité, une vieille amazone impétueuse que Montaigne, son père adoptif, dut aimer pour sa candeur, une respectable fille qui a l’air d’un bon gendarme quand, dans son style suranné, elle défend contre Malherbe ses « illustres vieux ». Je crois la voir donner la main à Mme Dacier, cette autre Clorinde de la naïve érudition d’antan  Mlle de Montpensier est une héroïne de Corneille, très fière, très bizarre et très pure, sans nul sentiment du ridicule, préservée des souillures par le romanesque et par un immense orgueil de race ; qui nous raconte, tête haute, l’interminable histoire de ses mariages manqués ; touchante enfin dans son inaltérable et superbe ingénuité quand nous la voyons, à quarante-deux ans, aimer le jeune et beau Lauzun (telle Mandane aimant un officier du grand Cyrus) et lui faire la cour, et le vouloir, et le prendre, et le perdre  Le sourire discret de la prudente et loyale Mme de Motteville nous accueille au passage  Mais voici Mme de Sévigné, cette grosse blonde à la grande bouche et au nez tout rond, cette éternelle réjouie, d’esprit si net et si robuste, de tant de bon sens sous sa préciosité ou parmi les vigoureuses pétarades de son imagination, femme trop bien portante seulement, d’un équilibre trop imperturbable et mère un peu trop bavarde et trop extasiée devant sa désagréable fille (à moins que l’étrange emportement de cette affection n’ait été la rançon de sa belle santé morale et de son calme sur tout le reste)  A côté d’elle, son amie Mme de La Fayette, moins épanouie, moins débordante, plus fine, plus réfléchie, d’esprit plus libre, d’orthodoxie déjà plus douteuse, qui, tout en se jouant, crée le roman vrai, et dont le fauteuil de malade, flanqué assidûment de La Rochefoucauld vieilli, fait déjà un peu songer au fauteuil d’aveugle de Mme du Deffand  Et voyez-vous, tout près, la mine circonspecte de Mme de Maintenon, cette femme si sage, si sensée et l’on peut dire, je crois, de tant de vertu, et dont on ne saura jamais pourquoi elle est à ce point antipathique, à moins que ce ne soit simplement parce que le triomphe de la vertu adroite et ambitieuse et qui se glisse par des voies non pas injustes ni déloyales, mais cependant obliques et cachées, nous paraît une sorte d’offense à la vertu naïve et malchanceuse : type suprême, infiniment distingué et déplaisant, de la gouvernante avisée qui s’impose au veuf opulent, ou de l’institutrice bien élevée qui se fait épouser par le fils de la maison ! […] Voici Mme du Châtelet, l’amie de Voltaire, l’illustre Émilie, avec ses globes, ses compas, sa physique et sa métaphysique, esprit viril, n’ayant que des vertus d’homme, dépourvue de pudeur à un degré singulier si l’on en croit son valet de chambre Beauchamp  Puis, c’est Mme d’Épinay, l’amie de Jean-Jacques et de Grimm, bien femme celle-là, et bien de son temps ; très encline aux tendres faiblesses et parlant toujours de morale ; une brunette maigre et ardente gardant, avec sa philosophie et son esprit émancipé, on ne sait quelle candeur étonnée de petite fille ; bref, une de celles qui ont le plus drôlement et le plus gentiment confondu les « délicieux épanchements » de l’amour avec « l’exercice de la philosophie et de la vertu ».

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