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948. (1866) Dante et Goethe. Dialogues

Vous voyez donc bien, Viviane, que le sens historique n’est pas ici plus difficile à saisir que le sens moral. […] Enfin la facilité avec laquelle notre poëte admet que ces magnanimes, ces héros de la vie civile, sont en enfer, est un trait qui marque le temps et ce singulier état des esprits, soumis aux décisions de l’Église touchant le dogme, mais d’une manière extérieure, en quelque sorte, et qui n’atteignait point, au fond, le sentiment moral. […] La noblesse de son être moral, qui lui donnait sur ses compagnes une supériorité marquée, ne suffisait pas, dans les jeux où venaient se joindre de jeunes garçons, à la faire rechercher. […] Nos idées, toujours un peu gauloises, cette verve moqueuse qui s’épanche au Roman de la Rose et qui n’est pas encore épuisée, quelques restes aussi des préventions de l’Église en ses premiers temps, quand elle faillit décréter un dieu chétif et laid, nous mettent en défiance de nos meilleurs instincts et nous disposent mal à ce culte désintéressé des grâces physiques qui s’alliait chez Gœthe au sentiment le plus exquis des grâces morales. — Mais, bon Dieu, que me voici encore divaguant ! […] Mais ce que Gœthe ne sentait pas alors, ce dont il est pourtant avec Dante un éclatant témoignage, c’est combien, plus que l’ordre accoutumé, sont favorables à la spontanéité créatrice du génie ce « désarroi », cet « état chaotique » du monde moral (j’emprunte ces expressions aux Mémoires), à ces confins de deux siècles, où les idées qui finissent et les idées qui commencent se mêlent et se pénètrent dans une vague lumière, dont on ne saurait dire si elle est du crépuscule ou de l’aurore.

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