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384. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

De cette science des crises psychologiques, de l’effet formateur des incidents sur l’homme, on trouvera d’autres exemples dans Anna Karénine, dans les passes morales de Lévine, à l’intrigue amoureuse si futilement arrêtée entre Serge et Mlle Varinka. […] Plus profondément encore et plus généralement, ses personnages sont animés et animent de bonté, de toutes tes passions bienfaisantes de pitié, d’union, de pardon, de concorde, de serviabilité, qui rendent possible et précieuse la vie en commun ; ils sont pénétrés et pénètrent de ce profond sérieux moral, de cette attitude attentive et virile devant les grands problèmes de la vie, de la constante méditation de son terme et de son but qui porte à relier les actions humaines à des principes, à un système de vérités universellement catégoriques. […] Et en effet, le penchant à ne représenter de l’homme que ses tendances morales, le désir de ne susciter l’approbation que pour ces inclinaisons presque futures et d’ériger en héros des personnages qui trouvent aux problèmes de la destinée ces pauvres solutions, portent le romancier russe, en dépit de son réalisme et de l’étendue de son observation, à laisser de singulières lacunes dans sa description de l’humanité. […] Déviant au préjudice de nous tous, qui ne compterons pas de sitôt un artiste si prêt d’être complet, de la description objective de la vie, impuissant à en reproduire toutes les manifestations les plus malfaisantes, comme les louables, Tolstoï a passé de la grande épopée de La Guerre et la Paix à l’œuvre plus réduite et plus fausse d’Anna Karénine, pour verser dans les petits contes moraux de ces derniers temps et pour en venir enfin aux ouvrages doctrinaires : Ma Religion et Que faire ? […] Pour tout homme qui conçoit un ordre de choses meilleur que l’existant ou tel qu’il ne puisse être atteint par une évolution fatale et graduelle, la réalité cesse peu à peu d’être un objet de contentement ; pour tout homme qui considère l’ensemble des faits physiques et moraux non pas comme un système intelligible à résumer intellectuellement en lois, mais comme le domaine et le sujet d’une règle louable moralement à laquelle il doit satisfaire ou être amené à se conformer, cet ensemble cesse d’être un objet de contemplation sereine.

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