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1105. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Ronsard »

Des rois, eux, qui n’étaient pas des lions, se sont fait chasser comme des pleutres ; mais Ronsard, le poète, n’a pas lâché de l’épaisseur d’un ongle le monde qu’il a reconquis. Trente-sept ans avaient coulé comme l’eau sur une pente1, et, dans ce monde prosaïsé, Ronsard régnait toujours sur ce qui restait de poètes vieillis et sur les facultés plus ou moins poétiques qui déjà alors jouaient au poète. Et non seulement il régnait sur eux et sur elles légitimement, de par les qualités de son génie, mais illégitimement aussi, de par les abus de ce même génie ; ce qui, dans notre monde en chute, est la grande et fatale manière de régner ! […] Il n’aurait jamais su enfermer, comme Dante, tout un monde dans un seul mot, dans la facette de bague d’une épithète, reluisant, comme un grenat sombre, à la fin d’un vers… Ronsard, au contraire, est un diffus et un bouillonnant de lumière, répandant autour de lui le son et la peinture : spargens sonum et picturam , et c’est par là, c’est par ce genre de génie et par l’abus de ce génie, qu’il règne encore sur nous, sur l’imagination débordée, décadente et désespérée d’une époque qui a lâché tous les freins et toutes les ceintures.

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