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592. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »

À ce compte-là, plus la civilisation se compliquerait et tordrait sa spirale, moins on serait capable de poésie épique, ce qui mettrait, du reste, la vanité des nations hors de cause et raierait d’un trait le fameux anathème physiologique : « les modernes (et particulièrement les Français) n’ont pas la tête épique », nul poème ne pouvant désormais étreindre le détail énorme de nos colossales civilisations. […] On pourrait très bien supposer que le poète fruste, salin et amer, découvert aujourd’hui comme une perle dont on ne m’a pas assez montré l’huître, fût, par hasard, quelque lettré moderne qui, blasé des corruptions et des hauts goûts de nos décadences, aurait reculé, par impatience de sensation nouvelle, jusqu’aux formes délaissées de la Bible et d’Homère, et eût fait de l’archaïsme en provençal, avec une habileté plus ou moins scélérate… Seulement, quoiqu’il en pût être, imitateur ou spontané, l’homme quelconque qui a enlevé ces douze chants sur un sujet qui serait vulgaire, si ce n’était pas la rabâcherie immortelle de l’amour, et donné à Daphnis et Chloé des proportions d’Iliade, est en définitive un poète que l’on peut mettre, ici ou là !

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