Après les nominalistes et tous les philosophes qu’avait frappés l’association des termes généraux avec les notions générales, Condillac avait insisté sur le même fait, mais en logicien plutôt qu’en psychologue, et sans songer à distinguer la parole intérieure de la parole extérieure : « Tout l’art de raisonner se réduit à l’art de bien parler ; — une science bien traitée n’est qu’une langue bien faite ; — toute méthode analytique de la pensée est une langue ; — nous pensons par les langues » tels sont ses principaux aphorismes ; Rousseau, lui, envisageant la pensée et ses expressions comme deux successions parallèles, esquissait une vraie description psychologique quand il disait : « L’esprit ne saisit (les idées dont l’objet n’est pas sensible) que par des propositions : car sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. » Sur la question des origines, Condillac avait soutenu, après l’oratorien Richard Simon29 3 et avec la grande majorité des philosophes du xviiie siècle et des idéologues, l’invention humaine de la parole, ou, en d’autres termes, la création de l’expression de la pensée par les seules forces naturelles de la pensée : à quoi Rousseau répondait : « La parole paraît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. » D’autre part, et dès avant ses recherches sur le langage, de Bonald était d’instinct partisan des vérités immuables ; et, disposé comme il l’était à voir dans le progrès une illusion coupable, dans le devenir une forme inférieure de la réalité, une déchéance de l’être, il avait été facilement mis par le P. […] Dans vingt passages, il semble dire que la parole intérieure s’arrête de temps à autre pour faire place à une série de représentations visibles : ce changement de langage intérieur aurait lieu quand nous nous mettons à penser à des objets individuels et matériels, car la parole n’est l’expression que des idées proprement intellectuelles, c’est-à-dire générales ou morales. […] 54 » On le voit, Bonald touche de bien près à l’idéalisme platonicien55; ouvertement intellectualiste, naïvement synchrétiste, il est, de plus, secrètement fataliste56 et prédestinatien : presque partout, il nie implicitement la spontanéité individuelle de la pensée, et, quand il la reconnaît, il se met en désaccord avec l’esprit de toute sa doctrine.