Cela ne veut pas dire non plus que la science, en s’efforçant de débrouiller le mystère qui nous enveloppe, fasse fi de l’ordre, de l’élégance, du bien dire, de tous les attraits que l’art prête à l’exposé des idées et des faits ; elle aussi, suivant les temps, les matières traitées et les goûts individuels, elle aspire plus ou moins à charmer, ne fût-ce que pour les tenir en éveil, les intelligences qu’elle veut avant tout éclairer. […] Les plus savants d’entre eux seraient ravis autant qu’étonnés de voir courant les Revues et même les rues des centaines de mots dont ils ne comprendraient pas le sens : mots désignant tantôt des matières récemment découvertes (gallium, sodium, gaz acétylène, etc.), tantôt des machines créées par l’industrie (locomotives, microphones, cinématographes, etc.), tantôt même des sciences dont ils n’avaient aucune idée (biologie, météorologie, sociologie, que sais-je encore). […] Et en même temps qu’on s’efforçait de mettre hors de conteste les faits, matière primordiale de toute histoire, on s’attachait à les grouper, à les coordonner, aies subordonner, à les réunir en systèmes. […] Et bientôt c’est, dans la philologie, l’érudition lourde d’ennui qui sait à merveille corriger un texte, mais non plus en sentir la grandeur ou la grâce ; dans l’histoire, la monographie substantielle et indigeste qu’on estime et ne lit pas ; dans la philosophie, la peur des vastes synthèses et la mise sous scellés de la métaphysique et de ses éternels problèmes ; dans le roman, au théâtre, la décroissance de la verve inventive, la froideur, la sécheresse, la vulgarité du terre à terre, l’impuissance à créer un type supérieur ; en toute matière, le style pesant, épais, scolastique, engrisaillé de termes abstraits ou hérissé de vocables rébarbatifs ; bref, tout ce que comprend d’étroit, de rogue, de fastidieux, de glacé, de mort le mot de pédantisme. […] Ennemie dangereuse de la poésie dont elle attaque l’heureuse ignorance, d’où naissent les fables merveilleuses, la science est pour elle une alliée plus dangereuse encore, quand elle s’offre traîtreusement à elle comme matière à mettre en vers.